Une voie s’ouvrait à lui – peut-être – s’il acceptait de la suivre. Il n’en avait pas envie. Il s’en était écarté à toutes jambes mais maintenant – peut-être – il ne le pouvait plus. Juste retour des choses après ce que j’ai dit à Rand. Je voudrais bien pouvoir m’esquiver. Même sachant quelle aide il pouvait apporter – ce qu’il avait à faire pour cela – il hésitait.
Personne ne le regardait. Et le regarderait-on, pas un ne comprendrait ce qu’il voyait. À la fin, à contrecœur, il ferma les yeux et se laissa dériver, laissa ses pensées suivre leur propre cours, loin de lui-même.
Il avait tenté de le nier dès le début, longtemps avant que ses yeux commencent à virer du brun sombre au jaune d’or luisant. À ce premier contact, à ce premier instant de compréhension, il avait refusé de croire et, depuis, il avait fui ce que cela impliquait. Il avait toujours envie de s’y dérober.
Ses pensées dérivèrent, cherchant ce qui devait se trouver là-bas, ce qui était toujours là-bas dans une région où les hommes étaient rares ou dispersés loin les uns des autres, à la recherche de ses frères. Il n’aimait pas penser à eux dans cette optique, mais c’est bien ce qu’ils étaient.
Au début, il avait craint que ce qu’il faisait ne soit entaché d’une souillure du Ténébreux ou du Pouvoir Unique – aussi détestable l’un que l’autre pour un garçon qui voulait uniquement être forgeron et vivre sa vie dans la Lumière, et dans la paix. Cette période lui avait fait éprouver un peu de ce que Rand ressentait, la peur de soi-même, le sentiment d’être impur. Il n’avait pas encore dépassé entièrement ce stade. Toutefois, ce qu’il pratiquait était antérieur à l’usage du Pouvoir Unique par les humains, c’était quelque chose qui datait de la naissance du Temps. Rien à voir avec le Pouvoir, Moiraine le lui avait certifié. Quelque chose depuis longtemps disparu, qui réapparaissait à présent. Egwene était au courant, elle aussi, bien qu’il aurait aimé le contraire. Il aurait aimé que personne n’y soit. Il espérait qu’elle n’en avait parlé à personne.
Contact. Il les sentait, sentait d’autres esprits. Sentait ses frères les loups.
Leurs pensées vinrent à lui comme un mélange tourbillonnant d’images et d’émotions. Au commencement, il avait été incapable de démêler autre chose que de l’émotion brute, mais maintenant son esprit mettait des mots dessus. Frère Loup. Surprise. Un Deux-Pattes qui parle. Une image estompée, obscurcie par la fuite du temps, plus vieille que vieille, d’hommes courant avec des loups, deux meutes chassant ensemble. Nous avons appris que cela recommençait. Êtes-vous Longue-Dent ?
C’était un portrait flou d’un homme vêtu d’habits faits en peaux de bête, avec une longue dague à la main, mais sur-imprimé sur l’image, plus central, il y avait un loup hirsute avec une dent plus longue que les autres, une dent d’acier luisant au soleil comme ce loup menait la meute dans un assaut désespéré à travers la neige épaisse vers la harde de cerfs qui représentait pour eux la vie au lieu d’une mort lente par la faim, les cerfs s’efforçant de courir dans la neige poudreuse qui leur montait jusqu’au ventre, le soleil réverbéré par la blancheur neigeuse au point de brûler la vue, le vent hurlant dans les défilés, faisant tourbillonner les fins flocons comme de la brume, et… Les noms des loups étaient toujours des images complexes.
Perrin reconnut l’homme. Élyas Mâchera, qui l’avait présenté aux loups. Parfois, il aurait aimé n’avoir jamais rencontré Élyas.
Non, songea-t-il, et il tenta de former dans son esprit une image de lui-même.
Oui. Nous avons entendu parler de vous.
Ce n’était pas l’image qu’il avait tracée, d’un jeune homme aux épaules massives, aux boucles brunes en broussaille, un jeune homme avec une hache à la ceinture, que d’autres jugeaient lent à se mouvoir et à réfléchir. Ce jeune homme était là, quelque part dans l’image mentale qui vint des loups, mais plus net de beaucoup était un taureau sauvage aux cornes incurvées en métal brillant qui courait dans la nuit avec la rapidité et l’exubérance de la jeunesse, son pelage bouclé luisant au clair de lune, qui se jetait au milieu de Blancs Manteaux à cheval, dans un air vif, froid et noir, du sang si rouge sur les cornes et…
Jeune Taureau.
Dans sa stupeur, Perrin perdit un instant le contact. Il n’avait pas imaginé qu’ils lui avaient donné un nom. Il aurait préféré ne pas se rappeler comment il avait gagné ce surnom. Il toucha la hache à sa ceinture, avec sa lame luisante en demi-lune. Que la Lumière m’assiste, j’ai tué deux hommes. Ils m’auraient tué encore plus vite, Egwene aussi, mais…
Écartant tout cela – c’était fait et appartenait au passé ; il ne tenait pas à s’en souvenir – il transmit aux loups l’odeur de Rand, de Loial et de Hurin, et demanda s’ils avaient senti ces trois-là. C’était une des aptitudes qui lui étaient venues avec le changement de ses yeux ; il était capable d’identifier les gens par leur odeur même quand il ne pouvait pas les voir. Sa vision s’était affinée, également ; il parvenait à voir sauf quand l’obscurité était aussi noire que dans un four. À présent, il prenait toujours soin d’allumer des lampes ou des chandelles, parfois avant que les autres pensent en avoir besoin.
Des loups parvint une vue de cavaliers approchant du cratère à la fin du jour. C’était la dernière fois qu’ils avaient aperçu ou senti Rand ou les deux autres.
Perrin hésita. Le stade suivant ne servirait à rien à moins qu’il n’en parle à Ingtar. Et Mat mourra si nous ne trouvons pas ce poignard. Que tu sois brûlé, Rand, pourquoi as-tu emmené le Flaireur ?
Cette fois où il était descendu dans les cachots avec Egwene, l’odeur de Fain lui avait hérissé les poils ; même les Trollocs n’exhalaient pas une puanteur aussi infecte. Il avait eu envie de foncer entre les barreaux et de mettre l’homme en pièces – et découvrir ce désir au fond de lui-même l’avait encore plus horrifié que Fain. Pour masquer l’odeur de Fain dans son esprit, il y ajouta le fumet des Trollocs avant de hurler à pleine voix.
Du lointain parvinrent les hurlements d’une meute de loups et, dans le cratère herbu, les chevaux trépignèrent et hennirent de peur. Quelques guerriers assurèrent leur prise sur leur lance au long fer en regardant la crête du bassin avec inquiétude. À l’intérieur de la tête de Perrin, c’était encore pire. Il sentait la rage, la haine des loups. Il n’y avait que deux choses que détestaient les loups. Tout le reste, ils se contentaient de le supporter, mais le feu et les Trollocs, ils les haïssaient et ils étaient prêts à traverser le feu pour tuer des Trollocs.
Plus encore que celle des Trollocs, l’odeur de Fain les avait rendu frénétiques, comme s’ils avaient senti quelque chose qui faisait paraître les Trollocs naturels et admissibles. Où ?
Le ciel défila dans sa tête ; la terre tourna. L’est et l’ouest, les loups ignoraient ce que c’était. Ils connaissaient les mouvements du soleil et de la lune, le changement des saisons, les contours du terrain. Perrin déchiffra leur message. Le sud. Et quelque chose de plus. Une ardente impatience de tuer les Trollocs. Les loups laisseraient Jeune Taureau prendre sa part du carnage. Il pouvait amener les Deux-Pattes avec leurs peaux dures s’il le voulait, mais Jeune Taureau, Fumée, Deux-Cerfs et Aube-d’Hiver ainsi que les autres de la meute forceraient les Difformes qui avaient osé pénétrer sur leur territoire. Cette chair immangeable et ce sang amer leur brûleraient la langue, mais les Trollocs devaient être tués. Il fallait les tuer. Tuer les Difformes.