Leur fureur se communiqua à lui. Ses lèvres se retroussèrent dans un grondement et il avança d’un pas, pour les rejoindre, pour participer avec eux à cette chasse, à cette mise à mort.
Avec un effort, il rompit le contact, à part une sensation légère de la présence des loups là-bas. Il aurait pu désigner du doigt l’endroit où ils se trouvaient en dépit de la distance qui les séparait. Il avait l’impression d’être glacé intérieurement. Je suis un homme, pas un loup. Que la Lumière m’assiste, je suis un homme !
« Ça va, Perrin ? » demanda Mat en se rapprochant. Il avait son ton habituel, désinvolte – avec de l’amertume sous-jacente aussi, dernièrement – mais il paraissait soucieux. « J’ai bien besoin de ça, en plus. Rand qui s’esquive, puis toi qui tombes malade. Je ne sais pas où je trouverai par ici une Sagesse pour te soigner. Je crois que j’ai de l’écorce de saule dans mes fontes. Je peux te préparer une tisane, si Ingtar nous en laisse le temps. Bien fait pour toi si je force trop la dose.
— Je… je vais bien, Mat. » Se débarrassant de son ami, il alla trouver Ingtar. Le seigneur du Shienar examinait le terrain sur le bord du cratère en compagnie d’Uno, de Ragan et de Masema. Ceux-ci le regardèrent d’un œil mécontent quand il entraîna Ingtar à l’écart. Il s’assura qu’Uno et ses compagnons étaient trop loin pour entendre avant de parler. « J’ignore où sont Rand ou les autres, Ingtar, mais Padan Fain et les Trollocs… avec, je suppose, le reste des Amis des Ténèbres, se dirigent encore vers le sud.
— Comment le savez-vous ? » questionna Ingtar. Perrin prit une profonde aspiration. « Des loups me l’ont dit. » Il attendit, pas sûr de ce que serait la réaction. Rire, mépris, accusation d’être un Ami du Ténébreux, d’être fou. D’un geste délibéré, il enfonça ses pouces dans sa ceinture, loin de la hache. Je ne tuerai pas. Pas encore une fois. S’il cherche à m’abattre parce qu’il me croit un Ami du Ténébreux, je m’enfuirai, mais je ne veux plus tuer personne.
« J’ai entendu parler de ce genre de chose, déclara lentement Ingtar au bout d’un instant. Il y avait un Lige, un homme du nom d’Élyas Mâchera, dont certains disaient qu’il pouvait s’entretenir avec les loups. Il a disparu voilà des années. » Il parut déceler quelque chose dans le regard de Perrin. « Vous le connaissez ?
— Je le connais, répliqua Perrin d’une voix sourde. C’est lui… Je n’ai pas envie d’en discuter. Je n’ai pas cherché à avoir ce don-là. » C’est ce qu’avait dit Rand. Par la Lumière, je voudrais être chez nous en train de travailler dans la forge de Maître Luhhan.
« Ces loups, reprit Ingtar, ils traqueront les Amis des Ténèbres et les Trollocs pour nous ? » Perrin inclina la tête. « Bien. Je veux le Cor, quoi qu’il en coûte. » Le seigneur du Shienar jeta à la ronde un coup d’œil à Uno et aux autres toujours en quête d’empreintes. « Toutefois, mieux vaut n’en informer personne d’autre. Les loups sont considérés comme portant bonheur dans les Marches. Les Trollocs les redoutent. N’empêche, autant garder cela entre nous pour le moment. Il y en a qui ne comprendraient peut-être pas.
— Je préférerais que personne de plus ne soit mis au courant, acquiesça Perrin.
— Je leur expliquerai que vous pensez avoir le don de Hurin. Ce don leur est familier ; ils n’en ont pas peur. Certains vous ont vu froncer le nez dans ce village et au ponton du bac. J’ai entendu plaisanter sur votre nez délicat. Oui. Guidez-nous sur la piste aujourd’hui, Uno trouvera assez de leurs empreintes pour confirmer que c’est bien la piste et, d’ici la nuit, tous mes hommes jusqu’au dernier seront sûrs que vous êtes un Flaireur. Je veux retrouver le Cor. » Il jeta un coup d’œil au ciel et éleva la voix. « Des heures de jour se perdent ! En selle ! »
À la surprise de Perrin, les guerriers du Shienar acceptèrent apparemment la fable d’Ingtar. Un petit nombre eut l’air sceptique – Masema alla jusqu’à cracher par terre – mais Uno hocha la tête pensivement, et cela suffit pour la plupart. Mat fut le plus difficile à convaincre.
« Un Flaireur ! Toi ? Tu vas traquer des assassins à l’odorat ? Perrin, tu es aussi fou que Rand. Je suis le seul du Champ d’Emond qui reste encore sain d’esprit, maintenant qu’Egwene et Nynaeve ont filé au trot à Tar Valon pour devenir… » Il s’interrompit net avec un regard inquiet à l’adresse des hommes du Shienar.
Perrin occupait la place de Hurin à côté d’Ingtar quand la petite colonne prit la direction du sud. Mat ne cessa de débiter un chapelet de remarques désobligeantes jusqu’à ce qu’Uno découvre les premières empreintes laissées par des Trollocs et des cavaliers, mais Perrin ne s’en préoccupait guère. Il lui fallait toute sa concentration pour retenir les loups de prendre les devants et de tuer les Trollocs. Les loups se souciaient uniquement de tuer les Difformes ; pour eux, les Amis des Ténèbres ne différaient pas d’autres Deux-Pattes. Perrin pouvait presque voir les Amis des Ténèbres s’égailler dans une douzaine de directions pendant que les loups massacraient les Trollocs, s’enfuyant avec le Cor de Valère. S’enfuyant avec le poignard. Et une fois les Trollocs morts il ne pensait pas réussir à entraîner les loups à traquer les humains même s’il avait une idée de ceux à poursuivre. Il engagea une discussion ininterrompue avec eux et il eut le front couvert de sueur longtemps avant de recevoir le premier flot d’images qui lui retourna l’estomac.
Il tira sur la bride, arrêtant net son cheval. Les autres l’imitèrent, en le regardant, attendant. Il regardait droit devant lui et jurait tout bas, amèrement.
Les loups tuaient les hommes, mais les hommes n’étaient pas leur proie préférée. Les loups se souvenaient des chasses menées ensemble au temps jadis d’une part et, d’autre part, les Deux-Pattes avaient mauvais goût. En ce qui concernait leur nourriture, ils se montraient plus difficiles qu’il ne l’aurait jamais cru. Ils ne mangeaient pas de charogne, à moins d’être vraiment affamés, et rares étaient ceux qui tuaient plus qu’ils n’étaient capables de manger. Ce que Perrin sentait venant des loups ne pouvait être mieux décrit que comme du dégoût. Et il y avait les images. Il les percevait beaucoup plus clairement qu’il ne le souhaitait. Des cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants, entassés pêle-mêle. De la terre imprégnée de sang labourée par des sabots et des tentatives désespérées pour s’échapper. De la chair arrachée. Des têtes coupées. Des vautours qui volaient sur place, leurs ailes blanches tachées de rouge ; des têtes dénudées éclaboussées de sang qui déchiquetaient et se gorgeaient. Il rompit le contact avant que son estomac se vide.
Au-dessus de quelques arbres dans le lointain, il distinguait tout juste des points noirs tournoyant à basse altitude, s’abaissant puis reprenant de la hauteur. Des vautours se disputant leur repas.
« Il y a quelque chose de mauvais là-bas. » Il déglutit en rencontrant le regard d’Ingtar. Comment accorder le récit de sa vision avec le rôle de Flaireur qui lui était attribué ? Je n’ai pas envie d’approcher suffisamment pour voir cela. Mais ils voudront se rendre compte dès qu’ils seront à même d’identifier les vautours. Il faut que je leur en raconte assez pour qu’ils exécutent un détour. « Les gens de ce village… je pense que les Trollocs les ont tués. »
Uno se mit à jurer à voix basse et certains des autres guerriers prononcèrent quelques mots entre leurs dents. Toutefois, aucun ne parut s’étonner de ce qu’il annonçait. Le seigneur Ingtar avait dit qu’il était un Flaireur et les Flaireurs avaient la faculté de déceler à l’odeur une tuerie.
« Et quelqu’un nous suit », déclara Ingtar.