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L’eau était potable, ce qui était une chance, car le contenu de leurs gourdes ne durerait pas éternellement. Rand la goûta le premier et obligea Loial et Hurin à attendre de voir s’il lui arrivait quelque chose avant de les laisser en boire. Il les avait entraînés dans cette aventure ; il assumait sa responsabilité. L’eau était fraîche et fluide, mais c’est le mieux qu’on en puisse dire. Elle était insipide, comme si elle avait bouilli. Loial fit la grimace et les chevaux ne l’apprécièrent pas non plus, ils secouèrent la tête et burent à contrecœur.

Il y avait un signe de vie ; du moins Rand pensa-t-il que ce devait en être un. Par deux fois, il aperçut une fine traînée progressant lentement dans le ciel comme un trait fait de nuages. Ces lignes étaient trop droites pour être naturelles, semblait-il, mais Rand ne parvenait pas à imaginer ce qui pouvait les tracer. Il n’en parla pas aux autres. Peut-être n’avaient-ils rien vu, Hurin absorbé comme il l’était par la piste et Loial replié sur lui-même. En tout cas, ils n’en dirent rien.

Ils avaient chevauché la moitié de la matinée quand Loial sauta tout d’un coup à bas de son énorme cheval, sans un mot, et se dirigea à grands pas vers un bosquet d’arbres-balais géants, dont le tronc se ramifiait en de nombreuses branches épaisses, droites et raides, à moins d’un pas au-dessus du sol. À la cime, toutes se divisaient de nouveau en cette espèce de balai feuillu qui leur avait valu leur nom.

Rand arrêta le Rouge et s’apprêta à demander ce qu’il faisait, mais quelque chose dans son attitude, comme si l’Ogier hésitait, lui imposa silence.

Rand avait entendu un chant d’arbre ogier, une fois, quand Loial avait chanté pour un arbre mourant et l’avait ramené à la vie, et il avait entendu parler du bois de chant, des objets façonnés à partir d’arbres par ce chant. Le Don disparaissait, avait dit Loial ; il était un des rares qui possédaient cette faculté à présent ; c’est ce qui rendait le bois chanté encore plus recherché et apprécié. Lorsqu’il avait entendu chanter l’Ogier auparavant, on aurait dit que la terre elle-même chantait mais, maintenant, l’Ogier murmurait sa chanson presque timidement, et la campagne la répétait en écho dans un murmure.

Cela donnait l’impression d’une mélodie pure, de musique sans paroles, du moins aucune que Rand réussisse à distinguer ; s’il y avait des mots, ils se fondaient dans la musique comme l’eau qui se déverse dans un ruisseau. Hurin eut un hoquet de surprise et ouvrit de grands yeux.

Rand n’aurait pas su dire ce que faisait Loial ou comment il le faisait ; si basse que fut la mélodie, elle avait sur lui un effet hypnotique, elle s’emparait de son esprit presque à la manière du vide. Loial passait ses grandes mains le long du tronc, chantant, caressant avec sa voix autant qu’avec ses doigts. Le tronc semblait maintenant plus lisse, en quelque sorte, comme si la caresse de Loial le façonnait. Rand cligna des paupières. Il était certain que la tige sur laquelle opérait Loial avait eu des branches au sommet, pareillement aux autres, pourtant à présent elle se terminait en arrondi juste au-dessus de la tête de l’Ogier. Rand ouvrit la bouche, mais le chant l’incita à se taire. Il semblait tellement familier, ce chant, que Rand avait l’impression de devoir le connaître.

Brusquement, la voix de Loial s’enfla au maximum – et c’était presque une hymne d’action de grâces – puis s’éteignit, insensiblement telle une brise qui s’apaise.

« Que je sois brûlé », murmura Hurin dans un souffle. Il avait l’air abasourdi. « Que je sois brûlé, je n’ai jamais entendu rien de pareil… que je sois brûlé. »

Dans sa main, Loial tenait une canne de marche aussi haute que lui et aussi grosse que l’avant-bras de Rand, lisse et brillante. Là où s’était trouvé le tronc sur le balai-des-géants il y avait la petite tige d’une jeune pousse.

Rand respira à fond. Toujours quelque chose de nouveau, toujours quelque chose à quoi je ne m’attends pas, et parfois ce n’est pas horrible.

Il regarda Loial se réinstaller en selle, posant cette canne en travers devant lui, et se demanda pourquoi l’Ogier avait eu envie d’une canne de marche étant donné qu’ils allaient à cheval. Puis il vit l’épaisse canne non plus dans sa grosseur intrinsèque mais en relation avec l’Ogier, vit la façon dont Loial la manipulait. « Un bâton de combat, dit-il, surpris. Je ne savais pas que les Ogiers portaient des armes, Loial.

— D’ordinaire, non, répliqua l’Ogier presque sèchement. D’ordinaire. Le prix a toujours été trop élevé. » Il soupesa le bâton massif et fronça de déplaisir son large nez. « Haman l’Ancien déclarerait sûrement que je mets un bien long manche à ma hache, mais ce n’est pas simplement de la précipitation ou de l’irréflexion de ma part, Rand. Cet endroit… » Il frissonna et ses oreilles s’agitèrent d’un mouvement convulsif.

« Nous trouverons bientôt le chemin du retour », dit Rand d’un ton qu’il s’efforça de rendre assuré.

Loial continua comme s’il n’avait pas entendu : « Tout est… lié, Rand. Que cela vive ou non, que cela pense ou non, tout ce qui est s’imbrique l’un dans l’autre. L’arbre ne pense pas, mais il est une partie du tout, et le tout a un… une intuition. Je ne peux pas l’expliquer davantage que je n’expliquerais ce qu’est être heureux, mais… Rand, cette terre était contente qu’une arme soit faite. Contente !

— Que la Lumière brille sur nous, murmura nerveusement Hurin, et que la main du Créateur nous protège. Bien que nous allions à la dernière étreinte de la Mère, que la Lumière illumine notre chemin. » Il ne cessait de le réciter, comme si cette profession de foi possédait un charme capable de le protéger.

Rand résista à l’impulsion d’inspecter les alentours. Il se refusa à lever les yeux en l’air. En ce moment, une autre de ces lignes brumeuses dans le ciel suffirait à elle seule à les décourager tous. « Rien ici ne peut nous faire du mal, déclara-t-il d’un ton ferme. Et nous allons veiller à ce que rien ne nous en fasse. »

Cette assurance qu’il affectait lui donnait envie de rire de lui-même. Il n’était certain de rien. Mais à observer les autres – Loial avec ses oreilles huppées repliées comme un drapeau en berne et Hurin qui s’efforçait de ne rien regarder – il savait que l’un d’eux au moins devait affecter de l’assurance, sinon la crainte et l’incertitude les briseraient tous. La Roue tisse selon son bon plaisir. Il chassa cette pensée de son esprit. Rien à voir avec la Roue. Rien à voir avec les Ta’veren ou les Aes Sedai ou le Dragon. C’est simplement ainsi que va la vie, voilà tout.

« Loial, en avez-vous fini ici ? » L’Ogier hocha la tête, sa main allant et venant à regret sur le bâton massif. Rand se tourna vers Hurin. « Tenez-vous toujours la piste ?

— Oui, Seigneur Rand. Oui, je l’ai.

— Alors continuons à la suivre. Une fois que nous aurons trouvé Fain et les Amis des Ténèbres, eh bien, nous rentrerons chez nous en héros, avec le poignard pour Mat et le Cor de Valère. En route, conduisez-nous, Hurin. » Des héros ? Je me contenterai de nous voir tous sortir d’ici vivants.