« Je n’aime pas cet endroit », déclara l’Ogier d’une voix éteinte. Il tenait le bâton comme s’il s’attendait à devoir s’en servir sans tarder.
« C’est donc heureux que nous n’avons pas l’intention d’y séjourner, hein ? » répliqua Rand. Hurin s’esclaffa comme s’il avait énoncé une bonne plaisanterie, mais Loial le regarda d’un air sérieux.
« Fort heureux, effectivement, Rand. »
Pourtant, comme ils reprenaient leur route en direction du sud, il se rendit compte que son affirmation désinvolte concernant le retour dans leur monde à eux leur avait quelque peu remonté le moral. Hurin se tenait légèrement plus droit sur sa selle et les oreilles de Loial ne s’affaissaient plus d’un air aussi languissant. Ce n’était ni le moment ni l’endroit pour les mettre au courant qu’il partageait leur peur, aussi la garda-t-il pour lui et batailla seul avec elle.
Hurin conserva sa bonne humeur toute la matinée, murmurant : « C’est donc heureux que nous n’avons pas l’intention d’y rester », puis gloussant de rire, tant et si bien que Rand finit par avoir envie de lui intimer de se taire. Toutefois, vers midi, le Flaireur sombra dans le silence, secouant la tête et fronçant les sourcils et Rand se surprit à souhaiter qu’il répète encore son antienne et se remette à rire.
« Quelque chose cloche en ce qui concerne la piste, Hurin ? » questionna-t-il.
Le Flaireur haussa les épaules, avec une expression troublée. « Oui, Seigneur Rand, mais après tout peut-être que non, si l’on peut dire.
— Il faut que ce soit l’un ou l’autre. Avez-vous perdu la trace ? Cela n’aurait rien de déshonorant. Vous aviez dit dès le début qu’elle était peu marquée. Si nous ne parvenons pas à rejoindre les Amis du Ténébreux, nous rencontrerons une autre Pierre et nous reviendrons par là. » Par la Lumière, tout mais pas ça. Rand maintint son expression d’assurance. « Si les Amis du Ténébreux peuvent venir ici et en partir, nous aussi.
— Oh, je ne l’ai pas perdue, Seigneur Rand. Je peux encore discerner leur puanteur. Il ne s’agit pas de cela. Ce n’est que… C’est… » Avec une grimace, Hurin s’exclama : « C’est comme si je m’en souvenais, Seigneur Rand, au lieu d’en avoir la perception immédiate dans le nez. Or je ne l’ai pas. Il y a des douzaines de pistes qui la croisent constamment, des douzaines et des douzaines d’odeurs de violence, quelques-unes récentes ou presque, seulement estompées comme tout ici. Ce matin, juste après que nous avons quitté cette espèce de cirque, j’aurais juré qu’il y avait des centaines d’assassinés juste sous mes pieds, quelques minutes à peine avant, mais il n’y avait pas de cadavres et pas une empreinte sur l’herbe à part le creux des sabots de nos propres chevaux. Des choses comme ça n’auraient pas pu se produire sans que le sol soit labouré et imprégné de sang, mais il n’y en avait pas trace. Tout est comme ça, mon Seigneur. Mais je suis la piste. Je la tiens bien. C’est seulement que ce pays me met les nerfs en pelote, voilà tout. Ce doit être ça. »
Rand jeta un coup d’œil à Loial – l’Ogier témoignait parfois des plus singulières connaissances – mais il semblait là aussi déconcerté que Hurin. Rand donna à sa voix plus d’assurance qu’il n’en éprouvait. « Je sais que vous faites votre possible, Hurin. Nous sommes tous sur les dents. Suivez la piste de votre mieux et nous les trouverons.
— Bien, Seigneur Rand. » Hurin frappa de ses bottes les flancs de son cheval pour qu’il se mette en route. « Bien. »
Mais à la tombée de la nuit il n’y avait toujours aucun signe des Amis des Ténèbres, et Hurin annonça que la piste était de moins en moins perceptible. Le Flaireur ne cessait de murmurer entre ses dents à propos de cette impression de « se rappeler ».
Aucune trace n’était décelable. Vraiment aucune. Rand n’était pas aussi bon traqueur qu’Uno, mais n’importe quel garçon des Deux Rivières était censé savoir suivre une piste suffisamment pour trouver un mouton égaré ou un lapin pour le dîner. Il n’avait rien vu. À croire qu’aucun être vivant n’avait jamais imprimé la marque de sa présence sur ces terres avant leur arrivée. Il y aurait dû avoir quelque chose si les Amis des Ténèbres les précédaient. Pourtant Hurin persistait à suivre la piste qu’il disait sentir.
Quand le soleil toucha l’horizon, ils installèrent le camp dans un petit bois aux arbres que n’avait pas touché le feu, mangeant ce qu’ils avaient dans leurs fontes. Des galettes et de la viande séchée avec de l’eau insipide pour aider à absorber le tout ; un repas guère reconstituant, dur et loin d’être appétissant. Rand se dit qu’ils auraient probablement assez de provisions pour une semaine. Après cela… Hurin mangeait avec lenteur et détermination, mais Loial avala sa ration en grimaçant et s’installa avec sa pipe, le bâton massif à portée de la main. Rand maintint leur feu bas et bien caché dans les arbres. Fain, ses Amis des Ténèbres et ses Trollocs étaient peut-être assez près pour voir un feu, en dépit des inquiétudes de Hurin concernant l’étrangeté de leur piste.
Cela lui parut bizarre d’avoir commencé à penser à eux comme aux Amis de Fain, aux Trollocs de Fain. Fain n’était qu’un dément. Alors pourquoi sont-ils venus à sa rescousse ? Fain avait été un élément du plan du Ténébreux pour le trouver. Peut-être existait-il un rapport entre les deux faits. Alors pourquoi s’enfuit-il au lieu de me courir après ? Et qui a tué cet Évanescent ? Qu’est-il arrivé dans cette salle pleine de mouches ? Et ces yeux, qui me surveillaient à Fal Dara ? Et ce vent qui m’avait enveloppé comme un insecte englué dans de la résine de pin ? Non. Non. Ba’alzamon doit être mort. Les Aes Sedai ne le croyaient pas. Moiraine ne le croyait pas, ni l’Amyrlin.
Avec obstination, il se refusa à continuer d’y penser. Ce sur quoi il devait se concentrer maintenant, c’était découvrir ce poignard pour Mat, découvrir Fain – et le Cor.
Ce n’est jamais fini, al’Thor.
La voix ressemblait à une brise légère chuchotant dans sa tête, un mince murmure glacé qui s’insinuait dans les crevasses de son esprit. Il faillit recréer le vide pour lui échapper mais, se rappelant ce qui l’y attendait, il en repoussa le désir.
Dans la demi-obscurité du crépuscule, il s’exerça à exécuter à l’épée les diverses postures d’assaut que Lan lui avait enseignées, sans toutefois recourir au vide. Fendre-la-soie. Le-Colibri-s’abreuve-à-la-Mellirose. Le Héron-avance-dans-les-roseaux, pour l’équilibre. S’absorbant dans les mouvements rapides et sûrs, oubliant pour un temps le lieu où il se trouvait, il enchaîna assaut sur assaut jusqu’à être trempé de sueur. Pourtant, quand il s’arrêta, tout lui revint ; rien n’était changé. La température n’était pas fraîche, mais il frissonna et se drapa dans son manteau en se blottissant près du feu. Son humeur déteignit sur les autres, et ils finirent de manger vite et en silence. Personne ne se plaignit quand il recouvrit de terre à coups de pied les dernières flammes vacillantes.
Rand se chargea de la première garde, arpentant avec son arc les lisières du bosquet, parfois faisant jouer son épée dans le fourreau. La lune froide était presque pleine, haute dans le noir, et la nuit était aussi silencieuse que l’avait été le jour, aussi vide. Vide était le mot juste. Le pays était aussi vide qu’une cruche à lait vide. C’était difficile de croire qu’il y avait quoi que ce soit dans le monde entier, ce monde-ci, à part eux trois, difficile de croire que même les Amis des Ténèbres étaient là-bas, quelque part en avant d’eux.
Pour se tenir compagnie, il déplia le manteau de Thom Merrilin, ce qui révéla la harpe et la flûte dans leurs étuis rigides en cuir au-dessus des pièces multicolores. Il sortit de son étui la flûte ornée d’or et d’argent, se souvenant du ménestrel tandis qu’il la retournait entre ses doigts, et il joua quelques notes du Vent dans les saules, très bas pour ne pas réveiller les autres. Même bas, la mélodie mélancolique résonnait trop fort ici, elle était trop réelle. Avec un soupir, il rangea la flûte et remballa tout.