Выбрать главу

Il continua sa veille longtemps dans la nuit, laissant les autres dormir. Il ne savait quelle heure tardive il était quand il se rendit soudain compte que du brouillard s’était levé. Ce brouillard au ras du sol était épais, transformant Loial et Hurin en tertres indistincts au sommet bossu saillant hors de nuages. Plus haut, le brouillard était moins dense mais recouvrait le pays autour d’eux comme d’un linceul, masquant tout sauf les arbres les plus proches. La lune semblait être vue à travers de la soie mouillée. Absolument n’importe quoi pouvait arriver jusqu’à eux sans être aperçu. Rand porta la main à son épée.

« Les épées ne prévalent pas contre moi, Lews Therin. Tu devrais le savoir. »

Le brouillard tourbillonna autour des pieds de Rand comme il pivotait sur lui-même, l’épée s’ajustant entre ses mains, la lame estampillée au héron dressée devant lui. Le vide s’instaura en lui d’un seul coup ; pour la première fois, il eut à peine conscience de la lumière polluée du saidin.

Une silhouette imprécise se rapprocha dans la brume, s’appuyant sur une haute crosse. Derrière elle, comme si l’ombre de l’ombre était vaste, le brouillard s’obscurcit jusqu’à être plus noir que la nuit. Des fourmillements parcoururent la peau de Rand. La silhouette se rapprocha jusqu’à ce qu’elle se résolve en la forme d’un homme, vêtu et ganté de noir, avec un masque de soie noire cachant son visage, et l’ombre approcha en même temps. Sa crosse était noire, elle aussi, comme si le bois avait été calciné, pourtant lisse et luisant du même reflet que de l’eau au clair de lune. Pendant un instant, les ouvertures ménagées pour les yeux rutilèrent et on aurait dit que des feux et non des yeux se trouvaient derrière, mais Rand n’avait pas besoin de cela pour savoir de qui il s’agissait.

« Ba’alzamon, s’exclama-t-il dans un souffle. C’est un rêve. Impossible autrement. Je me suis endormi et… »

Le rire de Ba’alzamon retentit comme le rugissement d’une fournaise. « Tu as toujours tenté de nier ce qui est, Lews Therin. Si j’étends la main, je te toucherai, Meurtrier-des-Tiens. Je peux toujours te toucher. Toujours et partout.

— Je ne suis pas le Dragon ! Mon nom est Rand al’… ! » Rand serra les dents brusquement pour se forcer à se taire.

« Eh, je connais le nom dont tu te sers maintenant, Lews Therin. Je connais tous les noms dont tu as usé au fil des Ères, longtemps même avant que tu sois le Meurtrier-des-Tiens. » La voix de Ba’alzamon commença à s’élever avec une intensité grandissante ; par moments, les feux de ses yeux flamboyaient si haut que Rand les apercevait à travers les trous du masque de soie, les voyait comme d’infinis océans de feu. « Je te connais, je connais ton sang et ta lignée depuis la première étincelle de vie qui a jailli, depuis le Premier Moment. Tu ne te cacheras jamais de moi. Jamais ! Nous sommes liés, toi et moi, aussi sûrement que les deux faces de la même pièce de monnaie. Des hommes ordinaires peuvent se dissimuler dans l’étendue du Dessin, mais les Ta’veren ressortent comme des feux d’alarme au sommet d’une colline, et toi, toi, tu te détaches comme si dix mille flèches brillantes se dressaient dans le ciel pour te désigner ! Tu es à moi et à jamais à portée de ma main.

— Père du Mensonge ! » réussit à répliquer Rand. En dépit du vide, sa langue avait tendance à se coller à son palais. Ô Lumière, je t’en prie, fais que ce soit un rêve. Cette pensée glissa hors du vide. Même un de ces rêves qui n’est pas un rêve. Il ne peut pas se tenir pour de vrai devant moi. Le Ténébreux est enfermé dans le Shayol Ghul, enfermé par le Créateur au moment de la Création… Il connaissait une trop grande partie de la vérité pour que cela soit d’une aide quelconque. « Vous êtes le bien-nommé ! Si vous n’aviez qu’à étendre la main pour me prendre, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? Parce que cela vous est impossible. Je marche dans la Lumière et vous ne pouvez pas me toucher ! »

Ba’alzamon s’appuya sur son haut bâton et considéra Rand un instant, puis il s’approcha de Loial et de Hurin et les examina. La grande ombre se déplaça avec lui. Il ne causa pas de remous dans le brouillard, Rand le constata – il se déplaçait, sa crosse balancée au rythme de sa marche, mais la brume grise ne s’enroulait pas en tourbillons déferlant autour de ses pieds comme autour de ceux de Rand. Cela le réconforta. Peut-être que Ba’alzamon n’était pas vraiment présent. Peut-être tout ceci n’était-il qu’un rêve.

— Tu trouves de curieux compagnons d’armes, commenta Ba’alzamon d’un ton songeur. Comme toujours. Ces deux-là. La jeune fille qui s’efforce de veiller sur toi. Une pauvre protectrice et bien faible, Meurtrier-des-Tiens. Si elle avait une vie entière pour s’affirmer, elle ne deviendrait jamais assez forte pour que tu te caches derrière elle. »

Jeune fille ? Qui ? Moiraine n’est sûrement pas ce qu’on appelle jeune. « Je ne sais pas de quoi vous parlez, Père du Mensonge. Vous mentez, vous accumulez les mensonges et, même quand vous dites la vérité, vous la déformez en un mensonge.

— Ah, oui, Lews Therin ? Tu sais ce que tu es, qui tu es. Je te l’ai dit. Et elles aussi te l’ont dit, ces femmes de Tar Valon. » Rand passa d’un pied sur l’autre et Ba’alzamon eut un éclat de rire qui résonna comme un petit coup de tonnerre. « Elles se croient en sécurité dans leur Tour Blanche, et pourtant j’ai parmi mes partisans un certain nombre d’entre elles. L’Aes Sedai appelé Moiraine t’a expliqué qui tu es, n’est-ce pas ? À-t-elle menti ? Ou est-elle un de mes sectateurs ? La Tour Blanche a l’intention de se servir de toi comme d’un limier au bout d’une laisse. Est-ce que je mens ? Est-ce que je mens quand je déclare que tu recherches le Cor de Valère ? » Il rit de nouveau ; calme du vide ou non, Rand dut user de toute sa maîtrise de soi pour ne pas se couvrir les oreilles. « Parfois, les vieux ennemis se combattent si longtemps qu’ils deviennent alliés sans jamais s’en rendre compte. Ils croient qu’ils frappent l’autre, mais ils sont devenus si étroitement liés que c’est comme si l’autre avait guidé lui-même le coup.

— Vous ne me guidez pas, répliqua Rand. Je vous renie.

— J’ai mille fils attachés à toi, Meurtrier-des-Tiens, chacun plus mince que de la soie et plus solide que l’acier. Le temps a noué entre nous des milliers de cordes. De la lutte qui nous a opposés tous deux, te rappelles-tu quoi que ce soit ? As-tu la moindre souvenance que nous nous sommes déjà affrontés, dans des combats sans nombre depuis le commencement des Temps ? Je sais beaucoup que tu ignores ! Cette bataille-ci va s’achever bientôt. L’Ultime Bataille approche. La dernière, Lews Therin. Crois-tu réellement pouvoir l’éviter ? Toi pauvre ver de terre tremblant. Tu vas me servir ou mourir ! Et, cette fois, le cycle ne recommencera pas avec ta mort. La tombe appartient au Grand Seigneur de l’Ombre. Cette fois, si tu meurs tu seras totalement détruit. Cette fois, la Roue sera brisée quoi que tu fasses et le monde recréé dans un nouveau moule. Sers-moi ! Sers Shai’tan ou sois anéanti à jamais ! »

À peine ce nom prononcé, l’air sembla épaissir. L’obscurité derrière Ba’alzamon s’enfla et grandit, menaçant de tout engloutir. Rand la sentit l’envelopper, tout ensemble plus froide que glace et plus ardente que braises brûlantes, plus noire que la mort, l’aspirant dans ses profondeurs, ensevelissant le monde.