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De nouveau, le Flaireur appliqua toutes ses facultés sur la piste qu’il suivait, comme un chien traquant un cerf, et de nouveau Loial chevaucha perdu dans ses pensées, se parlant tout bas et passant la main sur l’énorme bâton placé devant lui en travers de sa selle.

Ils n’étaient pas en route depuis plus d’une heure quand Rand vit la colonne qui se terminait en pointe. Il avait été si affairé à guetter des traces que la flèche se dressait déjà haute et massive au-dessus des arbres à quelque distance quand il la remarqua. « Je me demande ce que c’est. » Elle se trouvait en plein dans leur chemin.

« Je n’en ai aucune idée, Rand, répliqua Loial.

— Si… si nous nous trouvions dans notre monde, Seigneur Rand… » Hurin changea d’assise sur sa selle, l’air mal à l’aise. « Eh bien, ce monument dont parlait le Seigneur Ingtar célébrant la victoire d’Aile-de-Faucon sur les Trollocs – c’était une sorte d’énorme phare. Seulement il a été démantelé voilà un millier d’années. Rien n’en reste qu’un grand monticule, comme une colline. Je l’ai vu quand je suis allé à Cairhien pour le Seigneur Agelmar.

— D’après Ingtar, remarqua Loial, nous en sommes encore à trois ou quatre jours d’ici. En admettant que ce monument s’y trouve pour de bon. Je ne comprends pas pourquoi il y serait. Je ne crois pas qu’il existe un seul être humain par ici. »

Le Flaireur reporta son regard vers le sol. « C’est là où le bât blesse, n’est-ce pas, Bâtisseur ? Personne, mais voilà ce monument devant nous. Peut-être devrions-nous en rester à l’écart, mon Seigneur Rand. Pas moyen de dire ce que c’est ou qui est là, dans un endroit pareil. »

Pendant un instant, Rand tambourina du bout des doigts sur le pommeau de sa selle, plongé dans ses réflexions. Il finit par conclure : « Il faut que nous suivions la piste d’aussi près que possible. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas l’air de nous rapprocher de Fain et je ne veux pas perdre davantage de temps, si nous pouvons l’éviter. Au cas où nous apercevrions des gens ou quoi que ce soit sortant de l’ordinaire, alors nous ferons un détour et nous reviendrons ensuite sur la piste. Pour le moment, continuons.

— À vos ordres, mon Seigneur. » Le Flaireur avait un ton bizarre et il regarda brièvement Rand du coin de l’œil.

Rand fronça les sourcils un instant avant de comprendre, puis ce fut son tour de soupirer. Les seigneurs ne donnent pas d’explications à ceux qui les servent, ils les réservent à d’autres seigneurs. Je ne lui ai pas demandé de me prendre pour un bougre de seigneur. Seulement, il l’a fait, parut répliquer une petite voix, et tu ne Vas pas détrompé. Le choix est tien et le devoir aussi à présent.

« Prenez la piste, Hurin », dit Rand.

Avec un bref sourire de soulagement, le Flaireur incita du talon son cheval à avancer.

Le soleil pâle avait commencé à monter pendant qu’ils voyageaient et il était juste au-dessus de leurs têtes quand ils se retrouvèrent à moins d’un quart de lieue du monument. Ils avaient atteint un des ruisseaux, dans une ravine d’un pas de large, et les arbres en face d’eux étaient clairsemés. Rand pouvait voir le tertre sur lequel le monument était bâti, semblable à une colline ronde au sommet aplati. La colonne grise se dressait à vingt-trois coudées au moins et il distinguait tout juste maintenant que le sommet était sculpté à l’image d’un oiseau aux ailes déployées.

« Un faucon, dit Rand. C’est bien le monument d’Artur Aile-de-Faucon. Ce doit être lui. Des gens ont vécu ici, qu’il y en ait à présent ou non. Ils l’ont simplement construit ici dans un autre endroit et ne l’ont jamais détruit. Pensez-y, Hurin. Quand nous rentrerons, vous pourrez raconter à quoi ressemblait vraiment le monument. Nous serons les seules personnes au monde à l’avoir contemplé.

Hurin hocha la tête. « Oui, mon Seigneur. Mes enfants seront heureux d’entendre raconter cela, que leur père a vu la colonne d’Aile-de-Faucon.

— Rand…, commença Loial d’un ton soucieux.

— Nous pouvons franchir la distance à fond de train, reprit Rand. En route. Un temps de galop nous fera du bien. Cet endroit est peut-être mort, mais nous sommes vivants.

— Rand, dit de nouveau Loial, je ne pense pas que ce soit… »

Sans attendre d’en entendre davantage, Rand enfonça ses talons dans les flancs du Rouge et l’étalon bondit en avant. Deux enjambées lui suffirent pour franchir l’étroit ruban liquide dans une gerbe d’éclaboussures et il grimpa la pente de l’autre côté. Hurin lança son cheval aussitôt à sa suite. Rand entendit Loial crier quelque chose derrière eux, mais il rit, agita la main pour inciter l’Ogier à l’imiter et galopa de plus belle. S’il maintenait les yeux fixés sur un point précis, le terrain ne paraissait pas animé d’un mouvement de balançoire aussi vertigineux, et le vent sur sa figure était une sensation agréable.

Le tertre occupait deux bons sulungs, mais ces deux cent quarante arpents herbus s’élevaient en pente douce. La colonne grise dressait dans le ciel des flancs rectangulaires assez larges en dépit de sa hauteur pour paraître massif, presque écrasé. Le rire de Rand mourut, et il tira sur les rênes du Rouge, l’expression grave.

« Est-ce le monument d’Aile-de-Faucon, Seigneur Rand ? questionna Hurin d’un air inquiet. Je n’en ai pas tout à fait l’impression, je ne sais pas pourquoi. »

Rand reconnaissait la rude écriture anguleuse qui couvrait la façade du monument, et il reconnut aussi certains des symboles hauts comme un homme, gravés sur la largeur. Le crâne cornu des Trollocs Da’vol. Le poing de fer des Dhai’mon. Le trident des Ka’bol et le tourbillon des Ahf’rait. Il y avait aussi un faucon, sculpté près du bas. D’une envergure de dix pas, il gisait sur le dos, transpercé par un éclair, et des corbeaux lui arrachaient les yeux à coups de bec. Les ailes énormes au sommet de la colonne semblaient masquer le soleil.

Il entendit Loial approcher au galop derrière lui.

« J’ai essayé de vous avertir, Rand, dit Loial. C’est un corbeau, pas un faucon. Je le voyais nettement. » Hurin fit tourner sa monture, refusant même de regarder plus longtemps la colonne.

« Mais comment cela ? objecta Rand. Artur Aile-de-Faucon a remporté ici une victoire sur les Trollocs. Ingtar l’a dit.

— Pas ici, répliqua lentement Loial. Manifestement pas ici. De Pierre en Pierre courent les Voies du « si » entre les mondes qui pourraient être. J’y ai réfléchi, et je crois avoir compris ce que sont les mondes qui pourraient être. Des mondes en qui notre monde se serait incarné si les choses s’étaient passées différemment. Voilà peut-être pourquoi tout a un aspect… tellement délavé. Parce que c’est un « si », un « peut-être ». Seulement une ombre du monde réel. Dans ce monde-ci, je pense, les Trollocs ont vaincu. Cela expliquerait pourquoi nous n’avons aperçu ni villages ni êtres humains. »

Rand sentit comme des fourmillements sur sa peau. Où les Trollocs triomphaient, ils ne laissaient vivre aucune personne humaine sauf pour s’en nourrir. Qu’ils aient triomphé d’un bout à l’autre d’un monde entier… « Si les Trollocs avaient gagné, il y en aurait partout. Nous en aurions déjà rencontré un millier. Nous serions morts depuis hier.

— Je n’en suis pas certain, Rand. C’est possible qu’après avoir massacré les gens, ils se soient entretués. Les Trollocs sont des machines à tuer. Ils ne connaissent que ça ; ils ne sont que ça. Je n’affirmerai rien.

— Seigneur Rand, s’exclama subitement Hurin, quelque chose a bougé là en bas. »

Rand fit pivoter prestement son cheval, s’apprêtant à se trouver en face d’une charge de Trollocs, mais Hurin tendait le bras dans la direction d’où ils venaient, vers rien. « Qu’avez-vous repéré, Hurin ? Ou ? »