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— C'est cela même, Prof. Des gens ont su votre absence et ils sont venus s'embusquer dans votre appartement à cause de sa position stratégique.

— Vous pensez que ces gens ont tué quelqu'un ?

— Peut-être. Je pense que vous avez mis le doigt sur une curieuse affaire.

Morpion ne se rengorge pas. C'est un vieux philosophe pour qui l'existence est une vague récréation un jour de pluie. Les hommes, tels des élèves, sont entassés frileusement sous un préau et regardent tomber la flotte en attendant l'heure de rentrer sous terre.

— L'assassin aurait placé un ruban à la barre d'appui de ma fenêtre et remonté ma pendule ?

— Probablement.

— Vous avez une hypothèse concernant ces deux actions plutôt surprenantes ?

— Pas encore, Prof, mais ça peut venir.

Je lui retends la pogne.

— Cette fois je vous laisse. Ne parlez à personne de cette histoire, je vous prie.

— Qu'allez-vous faire ?

— Aviser.

Mon laconisme ne le choque pas. Il chope un de ses greffiers dans ses bras et m'escorte jusqu'à la lourde en caressant l'animal.

CHAPITRE III

Le Vieux a écouté mon récit sans broncher : Le dos droit, les mains à plat sur le buvard, l'œil couleur des mers du Sud, il semble rêvasser.

— C'est intéressant, décide-t-il enfin. Ainsi, selon vous, on aurait tiré dans une fenêtre du consulat ?

— Oui, monsieur le directeur.

— Aucune plainte n'a été déposée… Vous savez que nos rapports ne sont pas des meilleurs avec l'Alabanie ?

J'essaie de suivre les méandres de sa pensée.

— Attentat politique, d'après vous ?

— Je suppose.

— Et les gens du consulat auraient gardé bouche cousue ?

— La preuve…

Un silence un peu plus long qu'un rouleau de ruban adhésif nous sépare momentanément ; puis le Vioque se met à pianoter son sous-main.

— Occupez-vous de cela, San-Antonio.

Je n’en espérais pas moins.

— A quel titre, monsieur le directeur ?

Je lui balance ça, manière de le faire réagir car je suis déjà certain de la réponse. Effectivement, cette dernière ne se fait point attendre.

— A titre officieux, bien entendu. Mais tenez-moi au courant au fur et à mesure.

— A vos ordres, patron !

Je quitte son bureau sur un petit salut plus ou moins militaire. La porte capitonnée de cuir de son antre me bat les miches, comme si elle m'incitait à me remuer le prose.

Plus pensif qu'une sculpture de Rodin, je descends chez moi. Béru et Pinuche y jouent à la belote en buvant du vin rouge. Je m'amène en plein carré de dames. Il appartient au Gros, lequel ne se tient plus de joie.

— Les frangines m'ont toujours porté bonheur, affirme l’Enflure.

Insensible à leurs jeux, je décroche mon bigophone pour sonner le labo. C'est Magnan qui me répond.

— Dites voir, mon jeune ami, l’attaqué-je, parodiant Morpion, auriez-vous dans votre équipe un homme capable de remplacer un carreau ?

Ma question l'éberlue.

— De remplacer un quoi ?

— Un carreau à une fenêtre. Il faut savoir découper la vitre aux dimensions, la mastiquer etc… Bref, ça n'est pas à la portée de n'importe qui.

Magnan fait avec la bouche un petit bruit que d'autres font autrement.

— Non, je n'ai pas de vitriers dans mon équipe…

— Dommage !

— On ne peut pas savoir tout faire, proteste le Rouquin.

Je raccroche. C'est alors que le Révérend Pinaud tourne vers moi sa figure de constipé résigné.

— Si ça peut te dépanner, fait-il, je sais poser des carreaux, San-A.

— Vraiment ?

— Dans mon jeune âge, j'ai travaillé dans une entreprise de peinture et j'ai appris à manier le diamant.

— Wonderful, aimable vieillard. Alors au travail !

— Minute ! s'insurge le Gros. Je suis z'en train d'administrer une ramonée mémoriale à ce Monsieur et je veux pas qu'il prenne la tangente avant que j'y aie fait toucher les deux épaules.

— Le service commande, Béru !

Dans un mouvement de mauvaise humeur, le Gros envoie ses brêmes au travers de la pièce.

— Au plus que ça va, au plus que j'en ai marre de ce métier ! décrète-t-il. Si on ne peut pas avoir dix minutes de tranquillité, c'est la fin de tout !

Pinuche en vitrier, c'est un spectacle à ne pas manquer. Lorsque vos enfants s'ennuient le dimanche après-midi, passez un coup de grelot au débris qui se fera un plaisir de leur exécuter son numéro.

Vêtu d'une veste bleue, coiffé d'une casquette de camionneur américain à longue visière, son éternel mégot jaune collé à la lèvre, Pinuche coltine allégrement le chevalet supportant des vitres d'inégales dimensions. Il tourne le coin de la rue et se dirige vers le Consulat Général d'Alabanie, nanti de mes instructions. Je compte énormément sur son air gâteux pour enlever le morcif. Il doit se présenter chez le consul en prétendant qu'il a été demandé par téléphone. Il se peut qu'on l'envoie chez Plumeau. Mais il se peut aussi qu'un larbin sans défiance le drive jusqu'à la pièce aux volets fermagas. Dans cette hypothèse, le Révérend devra remplacer le carreau brisé tout en inspectant sérieusement — et discrètement — les lieux.

Au volant de notre chignole stoppée à bonne distance, nous attendons, Sa Majesté et moi, la suite des événements.

Le Gros a cessé de rouscailler et contemple avec attendrissement la silhouette chétive de son compagnon.

— Pinuche, murmure-t-il, c'est pas le mauvais type. Ce qu'il a, c'est qu'il a pas beaucoup d'énergie.

Le personnage ainsi jugé disparaît dans l'immeuble du consulat.

— Tu crois que tes lascars vont se gaffer d'un coup fourré ? demande l'enflure.

— Je ne saurais te répondre, soupiré-je. Dans cette affaire j'avance à tâtons. Nous n'avons que des suppositions. Tout cela est tellement fumeux. Et puis, travailler dans le corps diplomatique, c'est délicat.

Un moment s'écoule. Béru sort de sa poche une demi-saucisse qu'il se met à mastiquer délicatement.

— C'est le reste de ma choucroute de midi, explique-t-il. Elle était si tellement copieuse que j'ai seulement pas pu la finir.

Je lui virgule un coup de coude. Les volets viennent de s'ouvrir à l'étage du consulat.

— On dirait qu'il a gagné le canard, rigole Béru.

Effectivement, Pinaud apparaît dans l'encadrement de la fenêtre. De loin, je le vois briser le vieux mastic avec un petit marteau à tête pointue afin de dégager les bords du cadre. Il travaille avec application, le bon Chpountz. Juché sur une chaise, il joue les piverts. Le bruit de ses coups de marteau parvient jusqu'à nous malgré le brouhaha, de la circulation.

Lorsqu'il a préparé son cadre, Pinuche descend de son perchoir afin de tailler la vitre. Il disparaît de notre champ visuel. Comme c'est long d'attendre ! J'espère que le cher détritus emploie bien son temps. Un peu baderne, bien sûr, le Pinuchet, mais il a l'œil de faucon lorsqu'il le faut. Rien ne lui échappe sinon quelques borborygmes.

Un temps assez longuet s'écoule. Le voici qui regrimpe sur sa chaise, un carreau neuf entre les doigts. Il se penche pour l'appliquer dans le cadre de la fenêtre, mais à cet instant le digne homme perd l'équilibre. Il lâche sa vitre qui se fracasse, bat l'air de ses bras et bascule par-dessus la barre d'appui. Béru et moi poussons un même cri de détresse, d'impuissance et de désespoir. Trois étages en chute libre avec ouverture retardée, il faut se les faire. Adieu, Pinaud ! Le pauvre chou tournoie lamentablement. Dans la rue le populo pousse des cris d'or frais. Je ferme les yeux. Je refuse l'inévitable. Je veux m'abstraire, me séparer de cette cruelle réalité, ne pas voir mourir Pinaud, ne pas entendre le bruit abominable de son écrasement sur le trottoir.