— Entrez ! dit-il en lui offrant la main. Elle vous attend!
— Déjà ? Comment vous êtes-vous débrouillé ?
— Laissez-moi mes petits secrets. Je dois avouer que cela a été moins ardu que je ne le craignais...
Il ouvrit lui-même devant elle la porte de la pièce attenante à son cabinet mais qui n’évoquait en rien le monde des affaires : quelques fauteuils confortables recouverts de velours de Gênes, deux ou trois meubles légers, de jolis objets, un vase contenant des marguerites d’hiver dans les tons roux rappelant la teinte de la chevelure de la jeune femme qui, pour l'heure, était dissimulée sous une sévère résille en chenille gris foncé, assortie à ses vêtements, laquelle la maintenait dans son cou tandis que le bord étroit d’une toque de velours de même couleur relevée d’un brin d’autruche noir, ombrait à peine le front. Un bon feu dans lequel on avait dû jeter des pommes de pin pétillait.
La Galigaï se tenait assise non loin, tendant vers les flammes des mains blanches, assez fines d’ailleurs mais dont, à l’exception des pouces, chaque doigt portait une bague magnifique, diamant ou perle ou les deux accotés et une grosse émeraude gravée. Vêtue de noir, voilée de noir à son habitude, la mousseline qui enveloppait son buste était suffisamment transparente pour montrer, sous une fraise de dentelle, une chaîne de perles et de rubis d’où pendait une grande croix assortie.
— Veuillez m’excuser si je ne me lève pas pour vous saluer mais je souffre de vives douleurs dans les jambes lorsque je bouge !... Ce qui vous dispense vous aussi de saluer.
Sa voix sourde, un peu rauque, n’était pas sans charme et ce n’était pas la première fois que Lorenza le remarquait. On aurait même dit qu’elle possédait un pouvoir envoûtant lorsqu’il lui arrivait de chanter en s’accompagnant à la guitare...
— Je ne vous en suis que plus reconnaissante de vous être déplacée jusqu’ici pour me rencontrer, donna Leonora !
— Cela tient à ma curiosité, donna Lorenza ! Nous n’avons guère de points communs - sinon la naissance florentine ! - et moins encore à nous dire, il me semble ? Si c’est une faveur que vous briguez, vous pourriez vous adresser au marquis d'Ancre, mon époux ! Je sais que vous le voyez !
Le ton était sec, à la limite du mépris. En d'autres circonstances, Lorenza eût usé du même mais il était important qu'elle se montrât patiente.
— Le marquis est venu, en effet, chez nous - et elle appuya sur le nous à trois reprises. La première fois il était accompagné de M. de Sarrance que je me suis refusée à recevoir. Il a bien voulu comprendre mes raisons et l'a prié de sortir, après quoi nous avons reçu le marquis comme l’exigeaient les convenances.
— Nous ?
— Mme de Royancourt, ma tante par mariage, et moi. Les deux autres fois, il s’est intéressé surtout à la grande orangerie du château qui, il faut l’admettre, mérite largement une visite !
— Sans plus ?
— Sans plus ! Et je ne l’ai jamais reçu seule !... Donna Leonora, je ne vous ai pas demandé une entrevue pour parler d’un époux dont je comprends sans peine qu’il vous soit cher... mais du mien que j’aime au moins autant que vous aimez le vôtre et dont, depuis des mois, je n’ai d’autres nouvelles que désastreuses. Les dernières étant qu’enlevé de Bruxelles par une troupe inconnue menée par un imposteur ayant eu l’impudeur d’usurper le nom de M. de Vitry, il a disparu aux environ de Condé-sur l’Escaut où l’on a retrouvé le corps sans vie de son ami et compagnon de captivité, le chevalier Henri de Bois-Tracy !
— Où a-t-on retrouvé ce corps ?
— Au bord de la rivière, non loin du château des princes de Condé !
— En dehors de l’identité du faux capitaine de Vitry, je ne vois là aucun mystère. Le corps de M. de Courcy a dû être emporté par le courant.
— On aurait au moins dû le retrouver. Mon beau-père s’y est rendu et a cherché, cherché sans résultat. Pas la moindre trace !
— Le flot ne rend pas toujours ce qu’il emporte...
— Je sais tout cela...
— Alors, j’ai de plus en plus de mal à comprendre ce que vous espérez de moi. Je n'ai pas le pouvoir de ressusciter les morts !
— Non, mais vous avez d’autres pouvoirs... plus puissants que ceux de la Reine puisqu’elle ne fait rien sans votre conseil. Comprenez-moi ! Quelque chose en moi se refuse à accepter le trépas de l’homme que j’aime... peut-être parce qu’il ne m’a pas été donné de pleurer sur sa dépouille, de lui rendre tous les soins que l’on peut attendre d’une épouse au désespoir et de le remettre à la terre de ses ancêtres sans l’avoir tenu une dernière fois dans mes bras... Quoi qu’il en soit, si je dois renoncer à ce triste bonheur - et c’est là ce que j’espère de vous -, je veux au moins le venger. Je veux connaître un assassin d’autant plus méprisable qu’il a agi sous le nom d’un homme d’honneur ! Je veux le tuer de ma main ! Vous qui êtes florentine comme moi, vous devriez comprendre cela ! Que feriez-vous à ma place ?
A la soudaine sauvagerie du ton, la statue voilée de noir eut un frémissement.
— Vous voulez que je vous aide à le retrouver ?
— Plus exactement je vous en... supplie, donna Leonora ! Que ce malfaisant paie son double forfait et je me retirerai à Courcy pour y vivre dans le souvenir et une douleur qui ne sera plus empoisonnée par une soif de vengeance inassouvie.
Un silence s’installa que Galigaï rompit en murmurant :
— Je ne quitte pratiquement plus mon appartement du Louvre. Qu’est-ce qui vous fait penser que je puisse démasquer cet homme ?
— Le fait qu’il ait présenté aux archiducs une lettre de la main de la Reine, qui lui a été montrée d’ailleurs et qu’elle a nié avoir écrite. Pourtant l’écriture était à s’y méprendre !
— Les faussaires existent, soupira-t-elle. Vous devriez savoir cela... mais je reconnais que c’est assez troublant. Retirez-vous à présent, donna Lorenza ! Je vous promets de faire de mon mieux pour trouver la clef de cette énigme...
— Ma reconnaissance sera aussi profonde que mon soulagement !...
— Nous verrons cela! Mais... ceci est affaire d’hommes! Pourquoi n’en avez-vous pas parlé au marquis, mon époux ?
— Justement parce qu’il est un homme... et que ses pareils ne comprennent pas grand-chose à la douleur des femmes. En outre... vous êtes beaucoup plus fine et intelligente que lui !
Le voile étouffa ce que Lorenza crut bien être un léger éclat de rire mais la voix était calme quand elle s’éleva à nouveau :
— Que ferez-vous si vous apprenez le nom de celui qui a tué votre mari ? Le dénoncerez-vous ?
— Moi, le dénoncer ? Pour qui me prenez-vous, donna Leonora ? Je le tuerai et de ma main ! Voyez-vous, je n’ai aucune confiance dans la justice de ce pays !
— Elle ne vous en poursuivra pas moins. Il vous faudra fuir encore !
— Peut-être!... Ou peut-être pas. Sans mon époux, la vie ne m’intéresse plus ! Il est vrai aussi que... je serais contente de revoir Florence, ajouta-t-elle sur une note mélancolique.
Elle entendit alors, non sans surprise :
— Moi aussi !... Il y a des moments où le désir de rentrer chez nous pour jouir en paix de notre fortune m’empêche de dormir... mais mon époux ne le veut pas !
Persuadée que la Galigaï parlait pour elle-même, Lorenza ne releva pas le propos. Son intuition lui disait qu’on ne lui en saurait aucun gré. Elle se levait d’ailleurs pour prendre congé quand la voix, plus sourde cette fois, reprit :
— Savez-vous qui a commandité l’assassinat de Vittorio Strozzi, votre fiancé ?
La jeune femme ne s’attendait pas à cette question et se raidit, hésitante.
— Le même, je suppose, qui a égorgé le marquis de Sarrance ?