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— Qui êtes-vous ?

— Un ami... et vous ?

— Moi ?... Je ne sais pas !

— Comment cela ? Vous ne savez pas qui vous êtes ?

— Non : j’ai beau chercher, je ne me souviens de rien... sinon d’avoir eu froid... très très froid... ma tête était lourde et me faisait si mal !

— Et maintenant ? interrogea l’inconnu dont les doigts lui palpaient délicatement le crâne.

— C’est encore douloureux mais pas autant qu’avant...

— Avant quoi ?

— Je... je ne sais pas. Que m’est-il arrivé ?

— Vous avez été blessé à l’épaule mais surtout à la tête et vous étiez tombé à l’eau. Vous ne vous rappelez pas ?

— Si... l’eau... si froide mais c’est tout... Où sommes-nous ?

— Chez moi ! J’devrais plutôt dire chez nous parc’que j’te reconnais maintenant...

L’homme qui venait de parler, Thomas se souvenait de l’avoir vu quand on l’avait installé sur cette couche crasseuse pour le soigner. Et comme le religieux s’étonnait, il partit d’un gros rire en se tapant sur les cuisses.

— Comment qu’j’y ai pas pensé plus tôt ? C’est le Colin, bien sûr, le fils de ma sœur Madeleine qu’habite Tournai ! Y a un bout de temps elle m’avait dit qu’elle l’enverrait chez nous pour m’aider à la ferme parc ’qu’elle savait plus quoi en faire ! Y tournait au mauvais garçon.

Il criait presque, avec de grands rires, et le blessé pria :

— S’il vous plaît !... Ne criez pas !... Ma tête !

— Bah, tu t’y feras ! fit l’autre en baissant tout de même le ton.

L’ermite cependant s’étonnait et entraînait le bonhomme à part et Thomas n’entendit rien de ce qu’ils disaient sinon, à la fin :

— Pour sûr qu’il était soldat... ou quasiment ! La Madeleine se tournait les sangs parc ’qu’après avoir pris la fuite y s’était collé avec une bande ! Et j’vais vous dire une bonne chose : s’y s’rappelle rien, c’est très bien comme ça ! Ici, y r’deviendra un honnête paysan et y travaillera aux champs ! C’est Madeleine qui va être contente !

Le père Athanase émit encore une réserve dont seule la réponse parvint à Thomas :

— J’dis pas qu’il a pas changé ! ! C’est pour ça qu’j’l’ai pas r’connu tout d’suite ! Cinq ans, ça vous change un gars... mais maintenant j’suis sûr ! Pas vrai Jeannette ? Ma fille mentirait pas !

Thomas porta alors son attention sur la fille qu’il avait entrevue dans ses brouillards. Elle lui avait pris la main et la tenait si serrée qu’il tenta, en vain, de la lui enlever. Mais il n’avait plus aucune force...

— Oh oui ! L’père a raison ! C’est not’Colin et j’suis bien heureuse d’le revoir ! On s’aimait tous les deux !

— Sauf qu’ta tante te trouvait pas assez bonne pour lui!... mais maintenant tout va s’arranger !

Cela s’était arrangé, avec le temps et un meilleur état de santé. Mais la mémoire, elle, ne revenait pas et le convalescent se fatiguait rapidement et toussait. Chichement alimenté, son grand corps avait perdu ses muscles si vigoureux auparavant. Petit à petit, pourtant, il se familiarisait avec ce nom qu’on lui avait attribué, avec ce personnage même s’il ne parvenait pas à se l’approprier vraiment... Il y avait Jeannette qui lui vouait une manière d’adoration. Alors il s’habitua aussi à l’idée de l’épouser un jour...

Mais il pressentait qu’il n’appartenait pas à ces gens-là.

Il y avait la façon de s’exprimer. L’oncle Blaise et Jeannette ne parlaient pas le même langage que lui et il n’arrivait pas à se faire au leur. Il n’y avait que le père Athanase qui employait les mêmes mots mais on le voyait si rarement ! Blaise, d’ailleurs, n’aimait pas trop les voir causer ensemble. Il trouvait toujours un travail à donner à son « neveu ». Puis il y avait eu ce garçon - presque aussi mal habillé que lui ! - qui avait dit se nommer Gratien et qui l’avait appelé Monsieur le baron ! Pas longtemps, il est vrai. Blaise lui était tombé dessus à coups de fouet en le traitant de mendiant et en lui conseillant d’aller se faire pendre au diable...

Et puis M. de Courcy était arrivé et « Colin » l’avait suivi avec joie même si son visage lui était aussi étranger que celui de Gratien. Mais il lui avait donné un cheval et l’amnésique avait senti avec bonheur se décoller la boue qui lui tenait aux pieds. En même temps, il avait l’impression que le brouillard dans lequel il se mouvait se détachait de lui... Et c’était bon !

Tout en galopant derrière lui, Hubert mâchait sa moustache sans parvenir à retenir ses larmes. Gratien, seul, était à ses côtés et pleurait lui aussi. Jamais tant de sentiments contradictoires ne s’étaient mélangés en lui. Certes, le baron était heureux de ramener chez lui son fils vivant, mais en quel état ! Il savait qu’il aurait des difficultés à oublier la première image qu’il en avait eu : ce grand corps maigre, sale et haillonneux, attelé à une charrue comme une bête de somme ou un esclave ! Et ce paysan au faciès brutal, à la bouche mauvaise, qui le réclamait comme sien !

A l’aller, Gratien lui avait expliqué clairement ce qu’il avait découvert, son horreur devant l’état où se trouvait réduit le maître qu’il aimait, sa douleur en constatant qu’il n’était plus qu’un corps déserté par son âme et sa colère aussi, d’autant plus amère qu’elle se doublait d’impuissance. N’était-il pas lui-même à bout de forces et de ressources ? Alors, il était reparti à petites journées, mendiant son pain la plupart du temps. Depuis belle lurette, l’argent que lui avait laissé Thomas quand on l’avait arrêté à Bruxelles avec M. de Bois-Tracy avait fondu.

Pour l’économiser, il s’était placé comme valet dans une auberge, en face de l’antique donjon qui abritait les prisons pour voir ce qui allait se passer. Il s’était même fait un ami parmi les gardes qui lui avaient appris comment les captifs étaient traités. Il aurait bien voulu rentrer en France prévenir le baron mais il ne pouvait se résoudre à s’éloigner de Thomas. Si, en son absence, on l’exécutait ?...

Il ne se passa rien de tel et Gratien songeait sérieusement à retourner à Courcy quand, un jour, il vit entrer des cavaliers entourant un carrosse fermé et commandés par un officier fort barbu et moustachu. Tous portaient les couleurs du roi de France. Par son ami le garde, il avait appris que la Régente réclamait les prisonniers. Alors, désertant là son auberge, il avait suivi, en courant d’abord - le lourd véhicule n’allait pas vite - et en essayant de ne pas se faire remarquer. Et puis il avait volé un cheval auquel il ne devait pas être sympathique parce que l'animal s’était débarrassé de lui dans un fourré. Résultat, il était parvenu à Condé juste à temps pour apprendre que l’on avait trouvé le cadavre de Bois-Tracy dans les roseaux du fleuve mais aucune trace de son compagnon qui avait dû être emporté par le courant.

Il avait refusé d’y croire, sachant que son maître nageait comme un poisson. Et il avait cherché, cherché...

— Comment se fait-il que je ne t’aie pas rencontré ? objecta le baron quand le pauvre garçon en fut à ce point de son récit. Moi aussi j’ai sillonné la région...

— Ce devait être à l’époque où j’étais chez l’ermite. Il m’avait ramassé dans la forêt à moitié mort de faim et de misère. Il m’a remis debout et m’a dit ce qu’il était advenu de Monsieur Thomas, et où le trouver. Je suis allé chez le paysan pour le résultat que Monsieur le baron connaît, alors je suis reparti prévenir à Courcy. Le père Athanase m’avait donné des fruits secs, un rayon de miel sauvage et du pain. Les gens du pays qui viennent souvent lui demander de les soigner lui apportent un peu de ce qu’ils ont... et c’est comme ça que j’ai réussi à rentrer.