En entendant la réponse, Sarah ferma les yeux. Le dernier lieu dans lequel elle avait envie de se rendre aujourd’hui.
— OK, calmez-vous et détaillez-moi les différences entre ce que le gardien de nuit vous a dit au téléphone et ce que vous venez de constater sur place.
Elle nota les informations dans un coin de sa tête en ne songeant qu’à une chose : trouver un argument pour lui permettre de reporter sa présence à plus tard.
— D’accord, maintenant, en quoi ces traces vous paraissent-elles suspectes ?
Quand l’officier lui fit une description rapide d’une marque « bizarre » et du discours embrouillé des employés, l’instinct de Sarah se réveilla.
Elle cala le combiné sur ses cuisses et se passa les mains sur le visage. Quand elle reprit l’appareil, le ton de sa voix était déjà un peu moins tremblant.
— Bon, écoutez. Vous protégez la scène et vous faites intervenir la police scientifique. Je préviens le légiste.
Ce n’est qu’après avoir raccroché qu’elle se renversa sur son siège en poussant un soupir. Allait-elle vraiment avoir la force d’assumer son engagement ? La résistance physique ne lui faisait pas peur. Mais tiendrait-elle le choc moralement ? Rien n’était moins sûr. Surtout là où elle était attendue.
Sarah jeta un œil sur le tableau de bord de son 4 × 4 : – 4 °C, 5 h 56 du matin, 36 km/h. Dehors, les rues recouvertes de neige ressemblaient à des canyons blancs d’où ne dépassaient que les rétroviseurs des voitures garées le long des trottoirs. Pas un passant ne s’était encore aventuré dehors, et de rares lumières commençaient à éclairer les fenêtres des appartements. Dans la lueur des phares, Sarah distingua le panneau indiquant la direction de la Sentralstasjon. Elle arrivait au lieu de rendez-vous convenu avec le légiste.
Elle réalisa alors qu’elle n’avait aucune idée de ce à quoi elle ressemblait. Non pas qu’elle fût coquette, au contraire, elle avait pour habitude de n’user d’aucun artifice, surtout dans le cadre de son travail. Ni blush, ni fond de teint, ni rouge à lèvres, ni bagues, seulement son alliance. En revanche, elle refusait que l’on lise sur son visage l’empreinte de ses fortes émotions. Profitant d’un arrêt à un feu rouge, elle se dévisagea dans le rétroviseur intérieur.
Il lui sembla avoir vieilli de dix ans. Ses yeux rougis par les larmes étaient gonflés et ses pattes-d’oie lui parurent plus marquées. Quant à sa peau laiteuse, elle avait pris une teinte blême, presque maladive. Alors, pour une fois, elle s’autorisa une tricherie. Elle souleva l’accoudoir central et y retrouva un élastique, un gloss et un crayon à maquiller qu’elle conservait justement pour les urgences.
Elle dessina un fin trait d’eye-liner qui soutenait le bleu de ses yeux, puis, d’un geste précis, elle appliqua un discret voile de gloss rosé sur ses lèvres et termina en nouant ses cheveux d’un élastique comme le feu repassait au vert.
Alors qu’elle tournait autour du dernier rond-point avant la gare, les halos aux couleurs orangées des lampadaires laissèrent place à un éclairage blafard. Elle repéra vite le légiste qui détonnait dans le décor.
L’esplanade extérieure de la gare était réputée pour être un lieu de regroupement de drogués et d’ivrognes à la démarche hasardeuse. La silhouette du légiste ne fut donc pas difficile à identifier. C’était la seule à conserver une position droite. De taille modeste, la capuche de sa parka rabattue sur la tête, il soulevait une jambe après l’autre, une valisette à la main, et guettait les rares voitures qui passaient. Derrière lui, un groupe d’individus bruyants se rapprochait.
Sarah ralentit à hauteur et se pencha côté passager pour ouvrir la portière. Alors qu’elle s’apprêtait à se redresser, elle vit un des rôdeurs se détacher du groupe et pousser le légiste dans le dos. Le médecin trébucha et des rires moqueurs éclatèrent. Sarah composa un code sur le clavier de sa boîte à gants, saisit son arme de service à l’intérieur et sortit du véhicule. Le légiste s’était redressé et avançait vers elle d’un pas tranquille, comme si de rien n’était. Les insultes se firent plus violentes et une bouteille vint se briser par terre, juste à côté de lui. Pourquoi ne se dépêche-t-il pas ? se demanda Sarah en contournant la voiture, son arme dissimulée derrière la cuisse. Elle savait mieux que personne jusqu’où ces délinquants étaient capables d’aller.
Une voix éraillée et agressive cria au « vieux » de leur balancer son sac sous peine de se faire saigner comme un porc. Au même moment, Sarah aperçut le visage du médecin dans la lumière d’un lampadaire. Un homme d’une bonne cinquantaine d’années à la peau rougie par le froid, mais dont les rondeurs laissaient deviner un bon vivant. Placide, il lui fit signe qu’il arrivait et continua d’avancer sur l’esplanade sans se presser. Est-ce qu’il avait pris conscience de la menace ?
— Tu l’auras cherché, connard ! brailla le même individu qui lui avait ordonné de lâcher sa sacoche.
Et il fondit sur le légiste en poussant un cri enragé. Sarah crut distinguer le reflet d’une lame dans sa main. Instinctivement, elle positionna son arme le long de sa hanche. Le médecin ne changea rien à son rythme de promeneur. Sarah arma son bras, bloqua sa respiration et ajusta son tir pour viser dans les jambes. Elle s’apprêtait à faire feu quand l’homme au couteau glissa et tomba à la renverse sur les dalles gelées de l’esplanade.
Le légiste s’engouffra dans la voiture sans se presser. Sarah rentra à son tour et démarra.
— Bonjour, inspectrice Geringën, lança le légiste en retirant ses gants. Docteur Thobias Lovsturd.
Ignorant sa main tendue, Sarah hocha à peine la tête, contrôla ses rétroviseurs et fit demi-tour. Le médecin haussa les épaules, rabattit sa capuche et chercha le regard de l’inspectrice tandis que les insultes lancées par les voyous s’écrasaient contre les vitres de la voiture.
— Excusez-moi de vous avoir causé ce moment de tension. Mais, si je m’étais mis à courir, je me serais retrouvé les deux pattes en l’air et ces types auraient joué au foot avec ma tête. Alors j’ai continué à marcher en pariant sur les effets de l’alcool pour me sauver la peau. Et comme je l’avais prévu, ces abrutis imbibés n’ont pas pensé au verglas et se sont mis à courir. Et puis vous savez quoi, si j’avais dû mourir, c’est que ça aurait dû arriver !
Le médecin termina sa démonstration en consultant du coin de l’œil l’inspectrice silencieuse.
— C’est donc vrai ce qu’on dit sur vous… Vous êtes une taiseuse. Mais ce n’est pas grave, je fais souvent la conversation pour deux. Cependant, si cela vous dérange, n’hésitez pas à me le dire, les morts m’ont mal habitué.
Pas mécontent de sa plaisanterie, il secoua la tête.
— Bref, merci beaucoup d’avoir fait ce détour pour passer me chercher. C’est effectivement plus rapide comme ça depuis qu’il faut remplir tout un tas de papelards pour emprunter une voiture de service !
Il rabattit sa capuche et frotta l’arrière de son crâne chauve. Puis il ouvrit sa valisette pour y prendre un mouchoir. Sarah reconnut l’odeur caractéristique du camphre. Ce baume que les médecins légistes s’appliquent sous le nez pour camoufler l’odeur des corps qu’ils dissèquent.
Elle entrouvrit la fenêtre et enclencha son clignotant pour rejoindre la Ring 3, la voie rapide qui menait au nord d’Oslo.
— Vous savez, je suis ravi de pouvoir enfin vous rencontrer. J’ai si souvent entendu parler de vous ! Et si je peux vous faire une confidence, vous ne ressemblez pas du tout à ce que j’avais imaginé.
Il termina par un bref rire de connivence. Le nom de Sarah Geringën était apparu la première fois dans son service lorsqu’elle avait été chargée de reprendre l’enquête sur le tueur en série Ernest Janger, surnommé plus tard l’Ambulancier. La traque piétinait depuis deux ans et le nombre de femmes disparues s’élevait désormais à six victimes. Cette affaire était la honte de la police nationale. Sarah venant de brillamment conduire l’arrestation d’un autre assassin particulièrement complexe à cerner, ses supérieurs avaient eu l’idée de mettre à profit son sens de l’analyse et son acharnement sur l’affaire qui inquiétait le Tout-Oslo.