– Tout peut encore s’expliquer, murmura-t-il, ajustant mentalement les diverses pièces de son système, et en ce cas l’heure indiquée par la pendule serait la vraie.
M. Lecoq ne songeait pas à interroger le vieux juge de paix. D’abord il savait bien qu’il ne répondrait pas, puis sa vanité était engagée. Comment, lui, il ne devinerait pas une énigme déchiffrée par un autre?
– Moi aussi, fit-il, monologuant à haute et intelligible voix, cette circonstance de la hache me dérange. Je supposais que les brigands avaient opéré à loisir, et pas du tout, je découvre qu’ils ont été surpris, qu’on les a troublés, qu’ils ont eu peur.
Le père Plantat était tout oreilles.
– Il est vrai, poursuivit lentement M. Lecoq, que nous devons diviser les indices en deux catégories. Il y a les indices laissés à dessein pour nous tromper, le lit défait, par exemple; puis les indices involontaires, soit les entailles de cette hache. Mais ici, j’hésite. L’indication de la hache est-elle vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Je me croyais sûr du caractère des assassins et alors l’enquête allait de soi, tandis que maintenant…
Il s’interrompit. Les plis de son front, la contraction de sa bouche, trahissaient l’effort de sa pensée.
– Tandis que maintenant!… interrogea le père Plantat.
M. Lecoq, à cette question, eut l’air étonné d’un homme qu’on éveille.
– Je vous demande pardon, monsieur, dit-il, je m’oubliais. C’est une habitude déplorable que j’ai comme cela de réfléchir et de chercher tout haut. Voilà pourquoi je m’obstine presque toujours à opérer seul. Mes incertitudes, mes hésitations, la vacillation de mes soupçons me feraient perdre, si on les entendait, mon prestige de policier-devin, d’agent pour lequel il n’est pas de mystère.
Le vieux juge de paix avait un sourire d’indulgence.
– D’ordinaire, poursuivit l’homme de la préfecture, je n’ouvre la bouche que lorsque mon siège est fait, et alors d’un ton péremptoire je rends mes oracles, je dis: c’est ceci ou c’est cela. Mais aujourd’hui j’agis, sans trop me contraindre, devant un homme qui sait qu’on ne résout pas du premier coup un problème aussi compliqué que me semble être celui-ci. Je laisse voir sans vergogne mes tâtonnements. On ne parvient pas à la vérité d’un bond, on y arrive par une suite de calculs assez compliqués grâce à une série d’inductions et de déductions qui s’enchaînent. Eh bien, en ce moment, ma logique est en défaut.
– Comment cela? demanda le père Plantat.
– Oh! c’est fort simple, monsieur le juge de paix. Je croyais avoir pénétré les assassins, les savoir par cœur, ce qui est capital au début, et je ne reconnais plus les adversaires imaginés. Sont-ils idiots, sont-ils extrêmement fins? J’en suis à me le demander. La ruse du lit et de la pendule m’avait, à ce que je supposais, exactement donné la mesure et la portée de leur intelligence et de leurs inventions. Déduisant du connu à l’inconnu, j’arrivais par une suite de conséquences très simples à tirer, à prévoir tout ce qu’ils avaient pu imaginer pour détourner notre attention et nous dérouter. Mon point de départ admis, je n’avais, pour tomber juste, qu’à prendre le contre-pied des apparences. Je me disais:
«On a retrouvé une hache au deuxième étage, donc les assassins l’y ont portée et oubliée à dessein.
«Ils ont laissé cinq verres sur la table de la salle à manger, donc ils étaient plus ou moins de cinq, mais ils n’étaient pas cinq.
«Il y avait sur la table comme les restes d’un souper, donc ils n’ont ni bu ni mangé.
«Le cadavre de la comtesse était au bord de l’eau, donc il a été déposé là et non ailleurs avec préméditation.
«On a retrouvé un morceau d’étoffe dans les mains de la victime, donc il y a été placé par les meurtriers eux-mêmes.
«Le corps de Mme de Trémorel est criblé de coups de poignard et affreusement meurtri, donc elle a été tuée d’un seul coup…
– Bravo! oui, bravo! s’écria le père Plantat visiblement charmé.
– Eh! non, pas bravo! fit M. Lecoq, car ici mon fil se casse, je rencontre une lacune. Si mes déductions étaient justes, cette hache aurait été remise bien paisiblement sur le parquet.
– Si! encore une fois, bravo! reprit le père Plantat, car cette circonstance est une particularité qui n’infirme en rien notre système général. Il est clair, il est certain que les assassins ont eu l’intention d’agir comme vous dites. Un événement qu’ils ne prévoyaient pas les a dérangés.
– Peut-être, approuva l’agent de la Sûreté à demi-voix, peut-être votre observation est-elle juste. Mais c’est que je vois encore autre chose…
– Quoi?…
– Rien… pour le moment, du moins. Il est nécessaire, avant tout, que je voie la salle à manger et le jardin.
M. Lecoq et le vieux juge de paix descendirent bien vite, et le père Plantat montra à l’agent les verres et les bouteilles qu’il avait fait mettre de côté.
L’homme de la préfecture prit les verres l’un après l’autre, les portant à la hauteur de son œil, les exposant au jour, étudiant les places humides qui ternissaient le cristal.
L’examen terminé.
– On n’a bu dans aucun de ces verres, déclara-t-il résolument.
– Quoi! pas dans un seul?
L’agent de la Sûreté arrêta sur le vieux juge un de ces regards qui font tressaillir la pensée aux plus profonds replis de l’âme et répondit en mettant un intervalle calculé entre chacun de ces mots:
– Pas dans un seul.
Le père Plantat ne répondit que par un mouvement de lèvres qui disait clairement: «Vous vous avancez peut-être beaucoup.»
M. Lecoq sourit, et, allant ouvrir la porte de la salle à manger, il appela:
– François.
Le valet de chambre de feu M. le comte de Trémorel accourut. La figure de ce brave garçon était décomposée. Fait inouï, bizarre, ce domestique regrettait son maître, il le pleurait.
– Écoute-moi bien, mon garçon, lui dit l’agent de la Sûreté, le tutoyant avec cette familiarité qui caractérise les employés de la rue de Jérusalem, écoute-moi bien, et tâche en me répondant d’être exact, net et bref.
– J’écoute, monsieur.
– Avait-on l’habitude au château de monter du vin à l’avance?
– Non, monsieur, moi-même, avant chaque repas, je descendais à la cave.
– Il n’y avait donc jamais une certaine quantité de bouteilles pleines dans la salle à manger?
– Jamais, monsieur.
– Mais il devait quelquefois en rester en vidange.
– Non, monsieur; feu monsieur le comte m’avait autorisé à emporter pour l’office le vin de la desserte.
– Et où mettait-on les bouteilles vides?
– Je les plaçais, monsieur, dans le bas de cette armoire d’encoignure, et quand il y en avait un certain nombre, je les descendais à la cave.
– Quand en as-tu descendu, la dernière fois?
– Oh!… – François parut chercher – il y a bien cinq ou six jours.
– Bien. Maintenant, quelles liqueurs aimait ton maître?
– Feu monsieur le comte, monsieur – et le brave garçon eut une larme – ne buvait presque jamais de liqueur. Quand par hasard il avait envie d’un petit verre d’eau-de-vie, il le prenait dans la cave à liqueurs que voici, là sur le poêle.