– À Fontainebleau, je crois.
– Eh bien, cette enveloppe porte le timbre de Paris, bureau de la rue Saint-Lazare; je sais que ce timbre ne prouve rien…
– C’est toujours un indice.
– Ce n’est pas tout; je me suis permis de lire la lettre de Mlle Laurence, restée sur la table.
Involontairement le père Plantat fronça le sourcil.
– Oui, reprit M. Lecoq, ce n’est peut-être pas fort délicat, mais qui veut la fin veut les moyens! Eh bien! monsieur, vous l’avez lue, cette lettre, l’avez-vous méditée, avez-vous étudié l’écriture, pesé les mots, retenu la contexture des phrases.
– Ah! s’écria le juge de paix, je ne me trompais donc pas, vous avez eu la même idée que moi!
Et dans l’élan de son espérance, prenant les mains de l’homme de la police, il les pressa entre les siennes comme celles d’un vieil ami.
Ils allaient poursuivre, mais on entendait des pas dans l’escalier. Le docteur Gendron parut sur le seuil.
– Courtois va mieux, dit-il, déjà il dort à moitié, il s’en tirera.
– Nous n’avons donc plus rien à faire ici, reprit le juge de paix, partons, M. Lecoq doit être à demi mort de faim.
Il adressa quelques recommandations aux domestiques restés dans le vestibule, et rapidement entraîna ses deux convives.
L’agent de la Sûreté avait glissé dans sa poche la lettre de la pauvre Laurence et l’enveloppe de cette lettre.
10
Étroite et petite est la maison du juge de paix d’Orcival; c’est la maison du sage.
Trois grandes pièces au rez-de-chaussée, quatre chambres au premier étage, un grenier et des mansardes de domestiques sous les combles composent tout le logis.
Partout se trahit l’insouciance de l’homme qui, retiré de la mêlée du monde, replié sur lui-même depuis des années, a cessé d’attacher la moindre importance aux objets qui l’entourent. Le mobilier, fort beau jadis, s’est insensiblement dégradé, s’est usé et n’a pas été renouvelé. Les moulures des gros meubles se sont décollées, les pendules ont cessé de marquer l’heure, l’étoffe des fauteuils laisse voir le crin en maint endroit, le soleil a mangé par places la couleur des rideaux.
Seule, la bibliothèque dit les soins journaliers dont elle est l’objet. Sur de larges tablettes de chêne sculpté, les volumes étalent leurs reliures de chagrin et leurs gaufrures d’or. Une planchette mobile, près de la cheminée, supporte les livres préférés du père Plantat, les amis discrets de sa solitude.
La serre, une serre immense, princière, merveilleusement agencée, munie de tous les perfectionnements imaginés dans ces derniers temps, est le seul luxe du juge de paix. Là, dans des caisses pleines de terreau passé au tamis il sème au printemps ses pétunias. Là naissent et prospèrent les plantes exotiques dont Laurence aimait à garnir ses jardinières. Là fleurissent les cent trente-sept variétés de la bruyère.
Deux serviteurs, Mme veuve Petit, cuisinière-gouvernante, et un jardinier de génie nommé Louis, peuplent cet intérieur.
S’ils ne l’égaient pas davantage, s’ils ne l’emplissent pas de bruit, c’est que le père Plantat qui ne parle guère, déteste entendre parler. Chez lui, le silence est de rigueur.
Ah! ce fut dur pour Mme Petit, surtout dans les commencements. Elle était bavarde, bavarde à ce point, que lorsqu’elle ne trouvait personne à qui causer, de désespoir, elle allait à confesse; se confesser, c’est encore parler.
Vingt fois, elle faillit quitter la place; vingt fois, la pensée d’un bénéfice assuré, et aux trois quarts honnête et licite, la retint.
Puis, les jours succédant aux jours, à la longue elle s’est habituée à dompter les révoltes de sa langue, elle s’est accoutumée à ce silence claustral.
Mais le diable n’y perd rien. Elle se venge au dehors des privations de l’intérieur, et rattrape, chez les voisines, le temps perdu à la maison. Ce n’est même pas sans raison qu’elle passe pour une des plus mauvaises langues d’Orcival. Elle ferait battre, dit-on, des montagnes.
On comprend donc aisément le courroux de Mme Petit, ce jour fatal de l’assassinat du comte et de la comtesse de Trémorel.
À onze heures, après être allée aux informations, elle avait préparé le déjeuner, pas de Monsieur.
Elle avait attendu une heure, deux heures, cinq heures, tenant son eau bouillante pour ses œufs à la coque; toujours pas de Monsieur.
Elle avait voulu envoyer Louis à la découverte, mais Louis, qui est absorbé, comme tous les chercheurs, qui est peu causeur et peu curieux, l’avait engagée à y aller elle-même.
Et pour comble, la maison avait été assiégée de voisines qui, croyant Mme Petit en mesure d’être bien renseignée, demandaient des nouvelles. Pas de nouvelles à leur donner.
Cependant, vers cinq heures, renonçant décidément au déjeuner, elle avait commencé les préparatifs du dîner.
À quoi bon! Lorsque huit heures sonnèrent au beau clocher d’Orcival, Monsieur n’était pas encore rentré. À neuf heures, la gouvernante était hors d’elle-même, et tout en se mangeant les sangs ainsi qu’elle le disait énergiquement, elle gourmandait le taciturne Louis qui venait d’arroser le jardin, et qui, assis à la table de la cuisine, avalait mélancoliquement une large assiette de soupe.
Un coup de sonnette l’interrompit:
– Ah! enfin, dit-elle, voilà Monsieur.
Non, ce n’était pas Monsieur, c’était un petit garçon d’une douzaine d’années, que le juge de paix avait expédié du Valfeuillu pour annoncer à Mme Petit qu’il allait rentrer amenant deux invités qui dîneraient et coucheraient à la maison.
Du coup, la cuisinière-gouvernante faillit tomber à la renverse. C’était, depuis cinq ans, la première fois que le père Plantat invitait quelqu’un à dîner. Cette invitation devait cacher des choses étranges.
Ainsi pensa Mme Petit, et sa colère redoubla comme sa curiosité.
– Me commander un dîner à cette heure! grondait-elle, cela a-t-il, je vous le demande, du sens commun?
Puis, réfléchissant que le temps pressait.
– Allons, Louis, continua-t-elle, ce n’est pas le moment de rester les deux pieds dans le même soulier. Haut la main, mon garçon, il s’agit de tordre le cou à trois poulets; voyez donc dans la serre s’il n’y a pas quelques raisins de mûrs, atteignez-moi des conserves, descendez vite à la cave!…
Le dîner était en bon train quand on sonna de nouveau.
Cette fois, c’était Baptiste, le domestique de monsieur le maire d’Orcival. Il arrivait, de fort mauvaise humeur, chargé du sac de nuit de M. Lecoq.
– Tenez, dit-il à la gouvernante, voici ce que m’a chargé d’apporter l’individu qui est avec votre maître.
– Quel individu?
Le domestique, qu’on ne gronde jamais, avait encore le bras douloureux de l’étreinte de M. Lecoq. Sa rancune était grande.
– Est-ce que je sais! répondit-il, je me suis laissé dire que c’est un mouchard envoyé de Paris pour l’affaire du Valfeuillu; pas grand-chose de bon probablement, mal élevé, brutal… et une mise.