– Mais il n’est pas seul avec Monsieur?
– Non. Il y a encore le docteur Gendron.
Mme Petit grillait d’obtenir quelques renseignements de Baptiste; mais Baptiste brûlait de rentrer pour savoir ce qu’on faisait chez son maître, il partit sans avoir rien dit. Plus d’une grande heure se passa encore, et Mme Petit, furieuse, venait de déclarer à Louis qu’elle allait jeter le dîner par la fenêtre, lorsque enfin le juge de paix parut, suivi de ses deux hôtes.
Pas un mot n’avait été échangé entre eux, depuis qu’ils avaient quitté la maison du maire. Après les secousses de la soirée qui les avaient jetés plus ou moins hors de leur caractère, ils éprouvaient le besoin de réfléchir, de se remettre, de reprendre leur sang-froid.
C’est donc vainement que Mme Petit, lorsqu’ils entrèrent dans la salle à manger, interrogea le visage de son maître et celui des deux invités, ils ne lui apprirent rien.
Mais elle ne fut pas de l’avis de Baptiste, elle trouva que M. Lecoq avait l’air bonasse et même un peu sot.
Le dîner devait nécessairement être moins silencieux que la route, mais, par un accord tacite, le docteur, M. Lecoq et le père Plantat évitaient même la plus légère allusion aux événements de la journée.
Jamais, à les voir si paisibles, si calmes, s’entretenant de choses indifférentes, on ne se serait douté qu’ils venaient d’être témoins, presque acteurs, dans ce drame encore mystérieux du Valfeuillu. De temps à autre, il est vrai, une question restait sans réponse, parfois une réplique arrivait en retard, mais rien à la surface n’apparaissait des sensations ou des pensées que cachaient les phrases banales échangées.
Louis, qui étaient allé mettre une veste propre, allait et venait derrière les convives, serviette blanche sous le bras, découpant et servant à boire. Mme Petit apportait les plats, faisait trois tours lorsqu’il n’en fallait qu’un, l’oreille au guet, laissant la porte ouverte le plus souvent qu’elle pouvait.
Pauvre gouvernante! Elle avait improvisé un dîner excellent, et personne n’y prenait garde.
Certes, M. Lecoq ne dédaigne pas les bons morceaux, les primeurs ont pour lui des charmes, et cependant, lorsque Louis plaça sur la table une corbeille de magnifiques raisins dorés – au 9 juillet – sa bouche gourmande n’eut pas un sourire.
Le docteur Gendron, lui, eût été bien embarrassé de dire ce qu’il avait mangé.
Le dîner touchait à sa fin, et le père Plantat commençait à souffrir de la contrainte qu’impose la présence des domestiques. Il appela la gouvernante:
– Vous allez, lui dit-il, nous servir le café dans la bibliothèque, vous serez ensuite libre de vous retirer ainsi que Louis.
– Mais ces messieurs ne connaissent pas leurs chambres, insinua Mme Petit, dont ce conseil, donné du ton d’un ordre, déconcertait les projets d’espionnage. Ces messieurs peuvent avoir besoin de quelque chose.
– Je conduirai ces messieurs, répondit le juge de paix d’un ton sec, et si quelque chose leur manque, je suis là.
Il fallut obéir, et on passa dans la bibliothèque. Le père Plantat, alors, atteignit une boîte de londrès, et la présentant à ses convives:
– Il sera sain, je crois, proposa-t-il, de fumer un cigare avant de gagner nos lits.
M. Lecoq tria soigneusement le plus blond et le mieux fait des londrès, et quand il l’eut allumé:
– Vous pouvez vous coucher, messieurs, répliqua-t-il, pour moi je me vois condamné à une nuit blanche. Encore faut-il qu’avant de me mettre à écrire, je demande quelques renseignements à monsieur le juge de paix.
Le père Plantat s’inclina en signe d’assentiment.
– Il faut nous résumer, reprit l’agent de la Sûreté, et mettre en commun nos observations. Toutes nos lumières ne sont pas de trop pour jeter un peu de jour sur cette affaire, une des plus ténébreuses que j’aie rencontrées depuis longtemps. La situation est périlleuse et le temps presse. De notre habileté dépend le sort de plusieurs innocents qu’accablent des charges plus que suffisantes pour arracher un «Oui», à n’importe quel jury. Nous avons un système, mais M. Domini en a un aussi, et le sien est basé sur des faits matériels, pendant que le nôtre ne repose que sur des sensations très discutables.
– Nous avons mieux que des sensations, M. Lecoq, répondit le juge de paix.
– Je pense comme vous, approuva le docteur, mais encore faut-il prouver.
– Et je prouverai, mille diables, répondit vivement M. Lecoq. L’affaire est compliquée, difficile, tant mieux! Eh! si elle était simple, je retournerais sur-le-champ à Paris, et demain je vous enverrais un de mes hommes. Je laisse aux enfants les rébus faciles. Ce qu’il me faut, à moi, c’est l’énigme indéchiffrable, pour la déchiffrer; la lutte, pour montrer ma force; l’obstacle, pour le vaincre.
Le père Plantat et le docteur n’avaient pas assez d’yeux pour regarder l’homme de la police. Il était comme transfiguré.
C’était encore le même homme, à cheveux et à favoris jaunes, à redingote de propriétaire, et cependant le regard, la voix, la physionomie, les traits même avaient changé. Des paillettes de feu s’allumaient dans ses yeux, sa voix avait un timbre métallique et vibrant, son geste impérieux affirmant l’audace de sa pensée et l’énergie de sa résolution.
– Vous pensez bien, messieurs, poursuivit-il, qu’on ne fait pas de la police comme moi, pour les quelques milliers de francs que donne par an la préfecture. Autant s’établir épicier, si on n’a pas la vocation. Tel que vous me voyez, à vingt ans, après de fortes études, je suis entré comme calculateur chez un astronome. C’est une position sociale. Mon patron me donnait soixante-dix francs par mois et le déjeuner. Moyennant quoi je devais être bien mis et couvrir de chiffres je ne sais combien de mètres carrés par jour.
M. Lecoq tira précipitamment quelques bouffées de son cigare qui s’éteignait, tout en observant curieusement le père Plantat.
Bientôt il reprit:
– Eh bien! figurez-vous que je ne me trouvais pas le plus heureux des hommes. C’est que, j’ai oublié de vous le dire, j’avais deux petits vices, j’aimais les femmes et j’aimais le jeu. On n’est pas parfait. Les soixante-dix francs de mon astronome me semblaient insuffisants, et tout en alignant mes colonnes de chiffres, je songeais au moyen de faire fortune du soir au lendemain. Il n’est en somme qu’un moyen: s’approprier le bien d’autrui assez adroitement pour n’être pas inquiété. C’est à quoi je pensais du matin au soir. Mon esprit, fertile en combinaisons, me présentait cent projets plus praticables les uns que les autres. Je vous épouvanterais si je vous racontais la moitié seulement de ce que j’imaginais en ce temps-là. S’il existait, voyez-vous, beaucoup de voleurs de ma force, il faudrait rayer du dictionnaire le mot propriété. Les précautions aussi bien que les coffres-forts seraient inutiles. Heureusement pour ceux qui possèdent, les malfaiteurs sont des idiots. Les filous de Paris – la capitale de l’intelligence – en sont encore au vol à l’américaine et au vol au poivrier; c’est honteux.
«Où veut-il en venir?» pensait le docteur Gendron.
Et alternativement il examinait le père Plantat, dont l’attention ressemblait au recueil de la réflexion, et l’agent de la Sûreté, qui déjà poursuivait:
– Moi-même, un jour, j’eus peur de mes idées. Je venais d’inventer une petite opération au moyen de laquelle on enlèverait deux cent mille francs à n’importe quel banquier, sans plus de danger et aussi aisément que j’enlève cette tasse. Si bien que je me dis: «Mon garçon, pour peu que cela continue, un moment viendra où, de l’idée, tu passeras naturellement à l’exécution.»