C’est pourquoi, étant né honnête – une chance – et tenant absolument à utiliser les aptitudes que m’avait départies la nature, huit jours plus tard je remerciais mon astronome et j’entrais à la préfecture. Dans la crainte de devenir voleur, je devenais agent de police.
– Et vous êtes content du changement? demanda le docteur Gendron.
– Ma foi! monsieur, mon premier regret est encore à venir. Je suis heureux, puisque j’exerce en liberté et utilement mes facultés de calcul et de déduction. L’existence a pour moi un attrait énorme, parce qu’il est encore en moi une passion qui domine toutes les autres: la curiosité. Je suis curieux.
L’agent de la Sûreté eut un sourire. Il songeait au double sens de ce mot: curieux.
– Il est des gens, continua-t-il, qui ont la rage du théâtre. Cette rage est un peu la mienne. Seulement, je ne comprends pas qu’on puisse prendre plaisir au misérable étalage des fictions qui sont à la vie ce que le quinquet de la rampe est au soleil. S’intéresser à des sentiments plus ou moins bien exprimés, mais fictifs, me paraît une monstrueuse convention. Quoi! vous pouvez rire des plaisanteries d’un comédien que vous savez un père de famille besogneux! Quoi! vous plaignez le triste sort de la pauvre actrice qui s’empoisonne, quand vous savez qu’en sortant vous allez la rencontrer sur le boulevard! C’est pitoyable!
– Fermons les théâtres! murmura le docteur Gendron.
– Plus difficile ou plus blasé que le public, continua M. Lecoq, il me faut, à moi, des comédies véritables ou des drames réels. La société, voilà mon théâtre. Mes acteurs, à moi, ont le rire franc ou pleurent de vraies larmes.
Un crime se commet, c’est le prologue.
J’arrive, le premier acte commence. D’un coup d’œil je saisis les moindres nuances de la mise en scène. Puis, je cherche à pénétrer les mobiles, je groupe mes personnages, je rattache les épisodes au fait capital, je lie en faisceau toutes les circonstances. Voici l’exposition.
Bientôt, l’action se corse, le fil de mes inductions me conduit au coupable; je le devine, je l’arrête, je le livre.
Alors, arrive la grande scène, le prévenu se débat, il ruse, il veut donner le change; mais armé des armes que je lui ai forgées, le juge d’instruction l’accable, il se trouble; il n’avoue pas, mais il est confondu.
Et autour de ce personnage principal, que de personnages secondaires, les complices, les instigateurs du crime, les amis, les ennemis, les témoins! Les uns sont terribles, effrayants, lugubres, les autres grotesques. Et vous ne savez pas ce qu’est le comique dans l’horrible.
La Cour d’assises, voilà mon dernier tableau. L’accusation parle, mais c’est moi qui ai fourni les idées; les phrases sont les broderies jetées sur le canevas de mon rapport. Le président pose les questions aux jurés; quelle émotion! C’est le sort de mon drame qui se décide. Le jury répond: Non. C’en est fait, ma pièce était mauvaise, je suis sifflé. Est-ce oui, au contraire, c’est que ma pièce était bonne; on m’applaudit, je triomphe.
Sans compter que le lendemain je puis aller voir mon principal acteur, et lui frapper sur l’épaule en lui disant: «Tu as perdu, mon vieux, je suis plus fort que toi!»
M. Lecoq, en ce moment même, était-il de bonne foi, ou jouait-il une comédie! Quel était le but de cette autobiographie?
Sans paraître remarquer la surprise de ses auditeurs, il prit un nouveau londrès qu’il alluma au-dessus du verre de la lampe. Puis, soit calcul, soit inadvertance, au lieu de replacer cette lampe sur la table, il la posa sur le coin de la cheminée. De cette façon, grâce au grand abat-jour, la figure du père Plantat se trouvait en pleine lumière, tandis que celle de l’agent de la Sûreté, demeuré debout, restait dans l’ombre.
– Je dois avouer, reprit-il, sans fausse modestie, que j’ai rarement été sifflé. Et cependant, je ne suis pas aussi fat qu’on veut bien le dire. Comme tout homme, j’ai mon talon d’Achille. J’ai vaincu le démon du jeu, je n’ai pas triomphé de la femme.
Il poussa un gros soupir qu’il accompagna de ce geste tristement résigné des hommes qui ont pris leur parti.
– C’est ainsi. Il est telle femme, pour laquelle je ne suis qu’un imbécile. Oui, moi, l’agent de la Sûreté, la terreur des voleurs et des assassins, moi qui ai éventé les combinaisons de tous les filous de tous les mondes, qui depuis dix ans nage en plein vice, en plein crime, qui lave le linge sale de toutes les corruptions, qui ai mesuré la profondeur de l’infamie humaine, moi qui sais tout, qui ai tout vu, tout entendu, moi, Lecoq, enfin, je suis pour elle plus simple et plus naïf qu’un enfant. Elle me trompe, je le vois, et elle me prouve que j’ai mal vu. Elle ment, je le sais, je le lui prouve… et je la crois.
C’est qu’il est, ajouta-t-il plus bas et d’une voix triste, de ces passions que l’âge, loin d’éteindre, ne fait qu’attiser, et auxquelles un sentiment de honte et d’impuissance donne une âpreté terrible. On aime; et la certitude de ne pouvoir être aimé est une de ces douleurs qu’il faut avoir expérimentées pour en connaître l’immensité. Aux heures de raison, on se voit et on se juge. On se dit: non, c’est impossible, elle est presque un enfant et je suis presque un vieillard. On se dit cela, mais toujours au fond du cœur; plus forte que la raison, que la volonté, que l’expérience, une lueur d’espérance persiste, et on se dit: Qui sait? Peut-être! On attend quoi? un miracle? Il n’y en a plus. N’importe, on espère.
M. Lecoq s’arrêta, comme si l’émotion l’eut empêché de poursuivre.
Le père Plantat avait continué de fumer méthodiquement son cigare, lançant les bouffées de fumée à intervalles égaux, mais la figure avait une indéfinissable expression de souffrance, son regard humide vacillait, ses mains tremblaient. Il se leva, prit la lampe sur la cheminée, la replaça sur la table et se rassit.
Le sens de cette scène éclatait enfin dans l’esprit de M. Gendron.
En réalité, sans s’écarter précisément de la vérité, l’agent de la Sûreté venait de tenter une des plus perfides expériences de son répertoire, et il jugeait inutile de la pousser plus loin. Il savait désormais ce qu’il avait intérêt à savoir.
Après un moment de silence, M. Lecoq tressaillit comme au sortir d’un songe, et tirant sa montre:
– Mille diables, fit-il, je suis là que je bavarde, et le temps passe.
– Et Guespin est en prison, remarqua le docteur.
– Nous l’en tirerons, monsieur, répondit l’agent de la Sûreté, si toutefois il est innocent, car cette fois je tiens mon affaire, mon roman, si vous voulez, et sans la moindre lacune. Il est cependant un fait, d’une importance capitale, que seul je ne puis expliquer.
– Lequel? interrogea le père Plantat.
– Est-il possible que M. de Trémorel eut un intérêt immense à trouver quelque chose, un acte, une lettre, un papier, un objet quelconque d’un mince volume, caché dans sa propre maison?
– Oui, répondit le juge de paix, cela est possible.
– C’est qu’il me faudrait une certitude, dit Lecoq.