Le père Plantat réfléchit un instant.»
– Eh bien! donc, reprit-il, je suis sûr, parfaitement sûr que si Mme de Trémorel était morte subitement, le comte aurait démoli la maison pour retrouver certain papier qu’il savait en la possession de sa femme et que j’ai eu, moi, entre les mains.
– Alors, reprit M. Lecoq, voici le drame. En entrant au Valfeuillu, j’ai été, comme vous, messieurs, frappé de l’affreux désordre de l’appartement. Comme vous, j’ai pensé d’abord que ce désordre était simplement un effet de l’art. Je me trompais. Un examen plus attentif m’en a convaincu. L’assassin, c’est vrai, a tout mis en pièces, brisé les meubles, haché les fauteuils, pour faire croire au passage d’une bande de furieux. Mais au milieu de ces actes de vandalisme prémédité, j’ai pu suivre les traces involontaires d’une exacte, minutieuse, et je dirai plus, patiente perquisition.
Tout semblait, n’est-il pas vrai, mis au pillage au hasard; on avait brisé à coups de hache des meubles qu’on pouvait ouvrir avec la main, on avait enfoncé des tiroirs qui n’étaient pas fermés ou dont la clé était à la serrure, était-ce de la folie? Non. Car, en réalité, il n’est pas un seul endroit pouvant receler une lettre qui n’ait été visité. Les tiroirs de divers petits meubles avaient été jetés çà et là, mais les espaces étroits qui existent entre la rainure des tiroirs et le corps du meuble avaient été examinés, et j’en ai eu la preuve en relevant des empreintes de doigts sur la poussière qui s’amasse en ces endroits. Les livres gisaient à terre pêle-mêle, mais tous avaient été secoués, et quelques-uns avec une telle violence que la reliure était arrachée. Nous avons retrouvé toutes les planches de cheminée en place, mais toutes avaient été soulevées. On n’a pas haché les fauteuils de coups d’épée pour le seul plaisir de déchirer les étoffes, on sondait les sièges.
La certitude promptement acquise d’une perquisition acharnée, fit d’abord hésiter mes soupçons.
Je me disais: les malfaiteurs ont cherché l’argent qui avait été caché, donc ils n’étaient pas de la maison.
– Mais, observa le docteur, on peut être d’une maison et ignorer la cachette des valeurs, ainsi Guespin…
– Permettez, interrompit M. Lecoq, je m’explique, d’un autre côté, je trouvais des indices tels que l’assassin ne pouvait être qu’une personne singulièrement liée avec Mme de Trémorel, comme son amant, ou son mari. Voilà quelles étaient alors mes idées.
– Et maintenant?
– À cette heure, répondit l’agent, et avec la certitude qu’on a pu chercher autre chose que les valeurs, je ne suis pas fort éloigné de croire que le coupable est l’homme dont on cherche actuellement le cadavre, le comte Hector de Trémorel.
Ce nom, le docteur Gendron et le père Plantat l’avaient deviné, mais personne encore n’avait osé formuler les soupçons. Ils l’attendaient, ce nom de Trémorel, et cependant jeté ainsi, au milieu de la nuit, dans cette grande pièce sombre, par ce personnage au moins bizarre, il les fit tressaillir d’un indicible effroi.
– Remarquez, reprit M. Lecoq, que je dis: je crois. Pour moi, en effet, le crime du comte n’est encore qu’excessivement probable. Voyons, si à nous trois nous arriverons à une certitude.
«C’est que voyez-vous, messieurs, l’enquête d’un crime n’est autre chose que la solution d’un problème. Le crime donné, constant, patent, on commence par en rechercher toutes les circonstances graves ou futiles, les détails, les particularités. Lorsque circonstances et particularités ont été soigneusement recueillies, on les classe, on les met en leur ordre et à leur date. On connaît ainsi la victime, le crime et les circonstances, reste à trouver le troisième terme, l’x, l’inconnu, c’est-à-dire le coupable.
«La besogne est difficile, mais non tant qu’on croit. Il s’agit de chercher un homme dont la culpabilité explique toutes les circonstances, toutes les particularités relevées – toutes, vous m’entendez bien. Le rencontre-t-on, cet homme, il est probable – et neuf fois sur dix la probabilité devient réalité – qu’on tient le coupable.
«Ainsi, messieurs, procédait Tabaret, mon maître, notre maître à tous, et en toute sa vie il ne s’est trompé que trois fois.
Si claire avait été l’explication de M. Lecoq, si logique sa démonstration, que le vieux juge et le médecin ne purent retenir une exclamation admirative:
– Très bien!
– Examinons donc ensemble, poursuivit, après s’être incliné, l’agent de la Sûreté, examinons si la culpabilité hypothétique du comte de Trémorel explique toutes les circonstances du crime du Valfeuillu.
Il allait poursuivre, mais le docteur Gendron, assis près de la fenêtre, se dressa brusquement.
– On marche dans le jardin! dit-il.
Tout le monde s’approcha. Le temps était superbe, la nuit très claire, un grand espace libre s’étendait devant les fenêtres de la bibliothèque, on regarda, on ne vit personne. M. Lecoq continua:
– Nous supposons donc, messieurs, que – sous l’empire de certains événements que nous aurons à rechercher plus tard -, M. de Trémorel a été amené à prendre la résolution de se défaire de sa femme. Le crime résolu, il est clair que le comte a dû réfléchir et chercher les moyens de le commettre impunément, peser les conséquences et évaluer les périls de l’entreprise.
«Nous devons admettre encore que les événements qui le conduisaient à cette extrémité étaient tels, qu’il dût craindre d’être inquiété et redouter des recherches ultérieures même dans le cas où sa femme serait morte naturellement.
– Voilà la vérité, approuva le juge de paix.
– M. de Trémorel s’est donc arrêté au parti de tuer sa femme brutalement, à coups de couteau, avec l’idée de disposer les choses de façon à faire croire que lui aussi avait été assassiné, décidé à tout entreprendre pour laisser les soupçons planer sur un innocent, ou, du moins, sur un complice infiniment moins coupable que lui.
«Il se résignait d’avance, en adoptant ce système, à disparaître, à fuir, à se cacher, à changer de personnalité à supprimer, en un mot, le comte Hector de Trémorel, pour se refaire, sous un autre nom, un nouvel état civil.
«Ces prémices, fort admissibles, suffisent à expliquer toute une série de circonstances inconciliables au premier abord. Elles nous expliquent d’abord comment, la nuit du crime, précisément, il y avait au Valfeuillu toute une fortune.
«Et cette particularité me paraît décisive. En effet, lorsqu’on reçoit, pour les garder chez soi, des valeurs importantes, on le dissimule d’ordinaire autant que possible.
«M. de Trémorel n’a pas cette prudence élémentaire.
«Il montre à tous ses liasses de billets de banque, il les manie, il les étale, les domestiques les voient, les touchent presque; il veut que tout le monde sache bien et puisse répéter qu’il a chez lui des sommes considérables, faciles à prendre, à emporter, à cacher.
«Et quel moment choisit-il, pour cet étalage imprudent en toute occasion? Le moment juste où il sait, où chacun sait dans le voisinage, qu’il passera la nuit seul au château avec Mme de Trémorel.
«Car il n’ignore pas que tous ses domestiques sont conviés pour le 8 juillet au soir, au mariage de l’ancienne cuisinière, madame Denis. Il l’ignore si peu, que c’est lui qui fait les frais de la noce et que lui-même a fixé le jour, lorsque madame Denis est venue présenter à ses anciens maîtres son futur mari.