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Miss Fancy n’était pas fort intelligente, mais elle eut vite pris le facile «bagout» des coureuses de premières représentations; enfin, elle faisait valoir ses toilettes excentriques.

Le comte l’avait ramassée dans un bal public de bas étage, où, un soir, par le plus grand des hasards, il était entré pendant qu’elle dansait des pas risqués en bottines percées. En moins de douze heures, sans transition, elle passa de la plus affreuse misère à un luxe dont évidemment elle ne pouvait même avoir l’idée.

Éveillée un matin sur le grabat malpropre d’un cabinet garni à douze francs par mois, elle s’endormit le soir sous les courtines de satin d’un lit de palissandre.

Cet éblouissant changement ne la surprit pas autant qu’on le pourrait supposer.

Il n’est pas, à Paris, de fillette un peu jolie qui n’attende, pleine de confiance, des aventures plus surprenantes encore. Il faut à l’artisan enrichi quinze ans pour s’habituer à l’habit noir; la Parisienne quitte sa robe de six sous pour le velours et la moire, et on jurerait que jamais elle n’a porté autre chose.

Quarante-huit heures après son installation, miss Fancy avait mis ses domestiques sur un bon pied; on lui obéissait au doigt et à l’œil, et elle faisait marcher comme il faut ses couturières et ses modistes.

Cependant le premier étourdissement d’un plaisir absolument nouveau se dissipa vite. Bientôt, Jenny, seule une partie de la journée, dans son bel appartement, ne sut plus à quelles distractions se prendre.

Ses toilettes qui d’abord l’avaient transportée ne lui disaient plus rien. La jouissance d’une femme n’est complète, que doublée de la jalousie des rivales.

Or, les rivales de Fancy habitaient au faubourg du Temple, tout en haut, près de la barrière, elles ne pouvaient envier sa splendeur qu’elles ne connaissaient pas, et il lui était absolument interdit d’aller se montrer à elles, d’aller les éclabousser. À quoi bon, alors, une voiture!

Quant à Trémorel, Jenny le subissait, ne pouvant faire autrement. Il lui semblait le plus ennuyeux des hommes. Ses amis, elle les considérait tous comme des êtres assommants.

Peut-être sentait-elle un écrasant mépris sous les manières ironiquement polies, et comprenait-elle combien peu elle était, pour tous ces gens riches, ces viveurs, ces joueurs, ces blasés, ces repus.

Ses plaisirs, et encore elle les goûtait modérément, étaient une soirée chez quelque femme dans sa position, une nuit de baccarat où elle gagnait, un souper où elle gâchait tout.

Le reste du temps, elle s’ennuyait.

Elle s’ennuyait à périr, elle avait la nostalgie de la ruelle fangeuse de son quartier, de son garni infect.

Cent fois elle eut envie de planter là Trémorel, de renoncer à son luxe, à son argent, à ses domestiques et de reprendre son ancienne existence. Dix fois, elle fit son paquet, toujours l’amour-propre la retint au dernier moment.

Telle est, aussi exactement que possible, la femme chez laquelle ce matin de la saisie, le comte Hector se présenta sur les onze heures.

Certes, elle ne l’attendait guère si matin, et elle fut bien surprise quand il lui annonça qu’il venait lui demander à déjeuner, la priant de faire se dépêcher la cuisinière, parce qu’il était fort pressé.

Jamais miss Fancy n’avait vu son amant si aimable, jamais surtout elle ne l’avait vu si gai. Tant que dura le déjeuner, il fut, comme il se l’était promis, étincelant de verve.

Le café servi Hector jugea le moment opportun pour parler.

– Tout ceci, mon enfant, dit-il, n’est qu’une préface destinée à te préparer à une nouvelle assez surprenante. Donc, tu sauras que je suis ruiné.

Elle le regarda ébahie, paraissant ne pas comprendre.

– J’ai dit ruiné, insista-t-il en riant très fort, tout ce qu’il y a de plus ruiné, ruiné à plates coutures.

– Ah! tu veux te moquer de moi, tu plaisantes!…

– Jamais je n’ai parlé si sérieusement, reprit Hector. Cela te semble invraisemblable, n’est-ce pas? Eh bien! c’est pourtant très vrai.

Les grands yeux de Jenny interrogeaient toujours.

– Que veux-tu, continua-t-il avec une superbe insouciance, la vie est comme une grappe de raisin qu’on mange lentement grain à grain ou dont on exprime le suc dans un verre pour le boire d’un trait. J’ai choisi la seconde méthode. Ma grappe à moi se composait de quatre millions, ils sont bus. Je ne les regrette pas, j’ai eu de la vie pour mon argent. Mais à présent, je puis me flatter d’être aussi gueux que n’importe quel gueux de France. Tout à cette heure est saisi chez moi, je suis sans domicile, je n’ai plus le sou.

Il parlait, il parlait, s’animant au choc des pensées diverses qui se pressaient tumultueusement dans son cerveau, s’exaltant au cliquetis des mots.

Et il ne jouait pas la comédie. Sa bonne foi était complète, intacte, entière. Il ne songeait même pas à se trouver bien.

– Mais… alors… hasarda miss Fancy…

– Quoi? tu te trouves libre? Cela va sans se dire.

Elle ne savait trop encore si elle devait s’affliger ou se réjouir.

– Oui! déclara-t-il, je te rends ta liberté. Jenny eut un geste sur lequel Hector se méprit.

– Oh! mais, sois tranquille, ajouta-t-il vivement je ne te quitte pas ainsi, je ne veux pas que demain tu te trouves dans l’embarras. Le loyer ici étant à ton nom, le mobilier te reste, et, de plus, j’ai songé à toi. J’ai là, dans ma poche, cinq cents louis, c’est toute ma fortune, je te l’apporte.

Il lui présentait en même temps sur une assiette – imitant en riant les garçons de restaurant qui rapportent la monnaie – ses dix derniers billets de mille francs.

Elle les repoussa avec horreur.

– Eh bien! fit-il, reprenant son ton d’homme supérieur, voilà un beau mouvement, mon enfant, c’est bien, très bien. Je l’ai toujours pensé, vois-tu, et toujours dit, tu es une bonne fille, trop bonne même, il faudra te corriger.

Oui, elle était bonne fille, miss Jenny Fancy, autrement dit Pélagie Taponnet, car au lieu de serrer les billets de banque et de mettre Hector à la porte comme c’était incontestablement son droit, elle essaya, le croyant très malheureux, de le consoler, de le réconforter.

Depuis que Trémorel lui avait confessé qu’il était sans le sou, elle ne le haïssait presque plus, et même, par un revirement fréquent chez les femmes de cette trempe, elle commençait à l’aimer.

Hector saisi, sans asile, n’était plus l’homme terrible, payant pour être le maître, le millionnaire dont un caprice rejette au ruisseau la femme qu’il en a tirée par fantaisie. Ce n’était plus le tyran, l’être exécré. Ruiné, il descendait de son piédestal, il rentrait dans le droit commun, il redevenait un homme comme les autres, préférable aux autres, étant vraiment remarquablement beau.

Puis prenant pour un généreux élan du cœur le dernier artifice d’une vanité malade, Fancy était extrêmement touchée de ce don de dix mille francs.

– Tu n’es pas si pauvre que tu dis, reprit-elle, puisque tu as encore cette somme.

– Eh! chère enfant, c’est à peine ce que tu me coûtes par mois, je t’ai donné tout autant deux ou trois fois pour quelques petits diamants que tu portais une soirée.