En vain il réfléchissait, il ne voyait nulle issue à l’horrible situation qu’il s’était faite.
«Il faut attendre», s’était-il dit.
Et il attendait, se cachant pour aller chez M. Courtois, car il aimait vraiment Laurence. Il attendait, dévoré d’anxiétés, se débattant entre les instances de Sauvresy et les menaces de Berthe.
Comme il la détestait, cette femme, qui le tenait, dont la volonté le faisait plier comme l’osier! Rien ne pouvait ébranler son entêtement féroce. Elle n’était sensible qu’à son idée fixe. Il avait pensé qu’il lui serait agréable en congédiant Jenny. Erreur. Lorsque le soir de la rupture, il lui dit:
– Berthe, je ne reverrai de ma vie miss Fancy.
Elle lui répondit ironiquement:
– Mlle Courtois vous en sera fort reconnaissante.
Ce soir-là même, Sauvresy traversant la cour vit devant la grille un mendiant qui lui faisait des signes.
Il s’approcha:
– Que demandez-vous, mon brave homme?
Le mendiant jeta autour de lui un coup d’œil pour s’assurer que personne ne l’épiait.
– Je suis chargé, monsieur, répondit-il rapidement et à voix basse, de vous faire tenir un mot d’écrit que j’ai là. On m’a bien recommandé de ne le remettre qu’à vous, et encore, en vous priant de le lire sans être vu.
Et il glissait mystérieusement dans la main de Sauvresy un billet soigneusement cacheté.
– Ça vient d’une jolie dame, ajouta-t-il en clignant de l’œil, on connaît ça.
Sauvresy, le dos tourné à la maison, avait ouvert le billet et lisait:
«Monsieur,
Vous rendrez un immense service à une pauvre fille, bien malheureuse, en prenant la peine de venir demain jusqu’à Corbeil, à l’hôtel de la Belle-Image, où on vous attendra toute la journée.
Votre humble servante, Jenny Fancy.»
Il y avait encore en post-scriptum:
«De grâce, monsieur, je vous en conjure, pas un mot de ma démarche à M. le comte de Trémorel.»
«Eh! eh! pensa Sauvresy, il y a de la brouille dans le ménage illégitime de ce cher Hector, c’est bon signe pour le mariage.»
– Monsieur, insista le mendiant, on m’a dit qu’il y avait une réponse.
– Dites, répondit Sauvresy en lui jetant une pièce de quarante sous, dites que j’irai.
17
Le lendemain, le temps était froid et humide. Il faisait un brouillard si épais qu’on ne distinguait pas les objets à dix pas devant soi. Cependant, à l’issue du déjeuner, Sauvresy prit son fusil et siffla ses chiens.
– Je vais faire un tour dans les bois de Mauprévoir, dit-il.
– Singulière idée! remarqua Hector, une fois sous bois, tu ne verras seulement pas le bout du canon de ton fusil.
– Que m’importe, pourvu que j’aperçoive quelques faisans.
Ce n’était qu’un prétexte, car en sortant du Valfeuillu, Sauvresy prit à droite la route de Corbeil, et une demi-heure plus tard, fidèle à sa promesse, il entrait à l’hôtel de la Belle-Image.
Miss Fancy l’attendait dans cette grande chambre à deux lits qu’on lui réservait toujours depuis qu’elle était une des bonnes clientes de l’hôtel. Ses yeux étaient rouges de larmes récentes, elle était fort pâle et son teint marbré annonçait bien qu’elle ne s’était pas couchée.
Sur la table, près de la cheminée où brûlait un grand feu, se trouvait encore son déjeuner auquel elle n’avait pas touché.
Lorsque Sauvresy entra, elle se leva pour aller à sa rencontre, lui tendant amicalement la main:
– Merci, lui disait-elle, merci d’être venu. Ah! vous êtes bon, vous.
Jenny n’était qu’une fille et Sauvresy détestait les filles; pourtant sa douleur était si évidente et semblait si profonde qu’il fut sincèrement ému.
– Vous souffrez, madame? demanda-t-il.
– Oh! oui, monsieur, oui, cruellement.
Les larmes l’étouffaient, elle cachait sa figure sous son mouchoir.
«J’avais deviné, pensait Sauvresy, Hector lui a signifié son congé. À moi, maintenant, de panser délicatement la blessure, tout en rendant un raccommodement impossible.»
Et comme Fancy pleurait toujours, il lui prit les mains, et doucement, bien que malgré elle, il lui découvrit le visage.
– Du courage, lui disait-il, du courage.
Elle leva sur lui ses grands yeux noyés, auxquels la douleur donnait une ravissante expression.
– Vous savez donc? interrogea-t-elle.
– Je ne sais rien, car sur votre, prière je n’ai rien demandé à Trémorel, mais je devine.
– Il ne veut plus me revoir, fit douloureusement miss Fancy, il me chasse.
Sauvresy fit appel à toute son éloquence. Le moment était venu d’être à la fois persuasif et banal, paternel mais ferme.
Il traîna une chaise près de miss Fancy et s’assit.
– Voyons, mon enfant, poursuivit-il, soyez forte, sachez vous résigner. Hélas! votre liaison a le tort de toutes les liaisons semblables, que le caprice noue, que la nécessité rompt. On n’est pas éternellement jeune. Une heure sonne, dans la vie, où bon gré mal gré il faut écouter la voix impérieuse de la raison. Hector ne vous chasse pas, vous le savez bien, mais il comprend la nécessité d’assurer son avenir, d’asseoir son existence sur les bases plus solides de la famille, il sent le besoin d’un intérieur…
Miss Fancy ne pleurait plus. Le naturel reprenait le dessus, et ses larmes s’étaient séchées au feu de la colère qui lui revenait. Elle s’était levée, renversant sa chaise, et elle allait et venait par la chambre incapable de rester en place.
– Vous croyez cela, monsieur, disait-elle, vous croyez qu’Hector s’inquiète de l’avenir? On voit bien que vous ne savez rien de son caractère. Lui, songer à un intérieur, à une famille! Il n’a jamais pensé et ne pensera jamais qu’à lui. Est-ce que, s’il avait eu du cœur, il serait allé se pendre à vos crocs comme il l’a fait. N’avait-il donc pas deux bras, pour gagner son pain et le mien. J’avais honte, moi qui vous parle, de lui demander de l’argent, sachant que ce qu’il me donnait, venait de vous.
– Mais il est mon ami, ma chère enfant.
– Agiriez-vous comme lui?
Sauvresy ne savait vraiment que répondre, embarrassé par la logique de cette fille du peuple, jugeant son amant comme on juge dans le peuple, brutalement, sans souci des conventions imaginées dans la bonne compagnie.
– Ah! je le connais, moi, poursuivait Jenny, s’exaltant à mesure que se présentaient ses souvenirs, il ne m’a trompée qu’une fois, le matin où il est venu m’annoncer qu’il allait se détruire. J’ai été assez bête pour le croire mort et pleurer. Lui, se tuer! Allons donc, il a bien trop peur de se faire mal, il est bien trop lâche. Oui, je l’aime, oui, c’est plus fort que moi, mais je ne l’estime pas. C’est notre sort, à nous autres, de ne pouvoir aimer que des hommes que nous méprisons.
On devait entendre Jenny de toutes les pièces voisines, car elle parlait à pleine voix, gesticulant, et parfois donnant sur la table un coup de poing qui secouait les bouteilles et les verres.