– Pas aujourd’hui, répondit-elle, une autre fois, vous êtes trop curieux.
Mais la colère de Sauvresy grandissait, terrible, effrayante, il était devenu pourpre comme s’il eût été sur le point d’être frappé d’un coup de sang, et il répétait d’une voix à peine distincte.
– Cette lettre, je veux cette lettre.
– Impossible, bégayait Fancy, impossible.
Et se raccrochant à une inspiration suprême, elle ajouta:
– D’ailleurs, je ne l’ai pas ici.
– Où est-elle?
– Chez moi, à Paris.
– Partons alors, venez.
Elle se sentait prise. Et elle ne trouvait, elle si fine, elle si rouée, comme elle se plaisait à le dire, ni une ruse, ni un expédient. Il lui était bien facile, cependant, de suivre Sauvresy, d’endormir ses soupçons à force de gaieté, puis, une fois dans les rues de Paris, de le perdre, de s’esquiver.
Non, elle ne songeait pas à cela, elle ne songeait qu’à fuir vite, sur-le-champ. Elle crut qu’elle aurait le temps de gagner la porte, de l’ouvrir, de se jeter dans les escaliers… elle se précipita. D’un bond, Sauvresy fut sur elle, refermant la porte déjà entrouverte, d’un coup de pied qui ébranla les cloisons.
– Misérable femme! disait-il, d’une voix rauque et sourde, misérable créature, tu veux donc que je t’écrase!
D’un mouvement terrible, la repoussant, il la lança dans un fauteuil. Puis donnant un double tour à la porte il mit la clé dans sa poche.
– Maintenant, reprit-il, revenant à Fancy, la lettre.
De sa vie, la pauvre fille n’avait éprouvé une terreur pareille. La colère de cet homme l’épouvantait, elle comprenait qu’il était hors de lui, qu’elle était entre ses mains, à sa merci, qu’elle pouvait être brisée, et cependant elle se débattait encore.
– Vous m’avez fait mal, murmurait-elle, essayant la puissance de ses larmes, bien mal, je ne vous ai cependant rien fait.
Il lui reprit les poignets, et se penchant sur elle jusqu’à effleurer son visage:
– Une dernière fois, dit-il, cette lettre, donne-la moi ou je la prends de force.
Résister plus longtemps était folie. Par bonheur, elle n’eut pas l’idée de crier, on serait venu et peut-être en était-ce fait d’elle.
– Lâchez-moi, répondit-elle, vous allez l’avoir.
Il la lâcha, restant debout, devant elle, pendant qu’elle fouillait dans toutes ses poches. Ses cheveux, dans la lutte, s’étaient dénoués, sa collerette était déchirée, elle était livide, ses dents claquaient, mais ses yeux brillaient d’une audace et d’une résolution viriles.
Tout en paraissant chercher, elle murmurait:
– Attendez… la voilà… Non. C’est singulier, je suis pourtant sûre de l’avoir, je la tenais il n’y a qu’un instant…
Et tout à coup, d’un geste plus prompt que l’éclair, elle porta à sa bouche la lettre qu’elle avait roulée en boule, essayant de l’avaler.
Elle ne le put, Sauvresy lui serrait la gorge à l’étrangler. Elle râla, puis poussa un cri étouffé:
– Ah!…
Enfin! il était le maître de cette lettre.
Il fut plus d’une minute à l’ouvrir, tant ses mains tremblaient; pourtant il l’ouvrit.
Ah! ses soupçons étaient justes, il ne s’était pas trompé.
C’était bien l’écriture de Berthe.
Il eut une sensation horrible, indescriptible, un vertige, puis une épouvantable commotion, la sensation d’un homme qui, d’une hauteur vertigineuse, serait précipité à terre, et se rendrait compte de la chute et du choc. Il n’y voyait plus clair; il avait comme un nuage rouge devant les yeux; ses jambes se dérobaient sous lui, il chancelait, et ses mains battaient l’air cherchant un point d’appui.
Un peu revenue à elle, Jenny l’épiait du coin de l’œil, elle pensa qu’il allait tomber et s’élança pour le soutenir. Mais le contact de cette femme lui fit horreur, il la repoussa.
Qu’était-il arrivé? Il n’eût su le dire. Ah! il voulait lire cette lettre et il ne pouvait pas. Alors, il s’approcha de la table, se versa et but coup sur coup deux grands verres d’eau. L’impression du froid le ranimait, le sang qui tout à coup avait afflué à la tête reprenait son cours, il y voyait.
C’était un billet de cinq lignes, il lut:
«N’allez pas demain à Petit-Bourg, ou plutôt revenez-en avant déjeuner. Il vient de me dire à l’instant qu’il lui faut aller à Melun et qu’il rentrera tard. Toute une journée!»
Il… c’était lui. Cette autre maîtresse d’Hector, c’était sa femme, c’était Berthe.
Pour le moment, il ne voyait rien au-delà. Toute pensée en lui était anéantie. Ses tempes battaient follement, il entendait dans ses oreilles un bourdonnement insupportable, il lui semblait que l’univers s’abîmait avec lui.
Il s’était laissé tomber sur une chaise. De pourpre qu’il était, il était devenu livide; le long de ses joues, de grosses larmes roulaient qui le brûlaient.
En voyant cette douleur immense, ce désespoir silencieux, en voyant cet homme de cœur foudroyé, Jenny comprit l’infamie de sa conduite. N’était-elle pas la cause de tout? Le nom de la maîtresse d’Hector, elle l’avait deviné. En demandant une entrevue à Sauvresy, elle se proposait bien de lui tout dire, se vengeant ainsi à la fois et d’Hector et de l’autre. Puis, à la vue de cet homme d’honneur refusant de comprendre ses allusions, n’ayant pas l’ombre d’un soupçon, elle avait été saisie de pitié. Elle s’était dit que le plus cruellement puni, ce serait lui, et alors elle avait reculé, mais trop tard, mais maladroitement, et il lui avait arraché son secret.
Elle s’était approchée de Sauvresy et cherchait à lui prendre les mains, il la repoussa encore.
– Laisse-moi, disait-il.
– Monsieur, pardon, je suis une malheureuse, je me fais horreur.
Il se redressa tout d’une pièce, revenant peu à peu au sentiment de l’affreuse réalité.
– Que me voulez-vous?
– Cette lettre, j’avais deviné…
Il eut un éclat de rire navrant, sinistre, l’éclat de rire d’un fou.
– Dieu me pardonne! ma chère, fit-il, vous avez osé soupçonner ma femme!
Et pendant que Fancy balbutiait des excuses inintelligibles, il sortit son portefeuille et en retira tout ce qu’il contenait, sept ou huit billets de cent francs, qu’il posa sur la table.
– Prenez toujours ceci de la part d’Hector, dit-il, on ne vous laissera manquer de rien, mais croyez-moi, laissez-le se marier.
Puis, toujours de ce même mouvement automatique qui terrifiait miss Fancy, il prit son fusil qu’il avait posé dans un coin, ouvrit la porte et sortit.
Ses chiens, restés dehors, se précipitèrent sur lui pour le caresser, il les repoussa à coups de pied.
Où allait-il? qu’allait-il faire?
18
Au brouillard du matin avait succédé une petite pluie fine, pénétrante, glaciale. Mais Sauvresy ne s’en apercevait pas. Il allait, la tête nue, dans la campagne, par les chemins de traverse, au hasard, sans direction, sans but. Il parlait haut, tout en marchant, s’arrêtait tout à coup, puis reprenait sa course, et des exclamations bizarres lui échappaient.