– À lui? quand et pourquoi faire? Ah! son souvenir ne sera pas lourd. J’espère bien que nous ne cesserons pas d’habiter le Valfeuillu qui me plaît, seulement nous aurons un hôtel à Paris, le vôtre que nous rachèterons. Quel bonheur, mon Hector, quelle félicité!
La seule perspective de ce bonheur entrevu l’épouvantait au point de lui inspirer un bon mouvement. Il espéra toucher Berthe.
– Une dernière fois, je vous en conjure, lui dit-il, renoncez à ce terrible, à ce dangereux projet. Vous voyez bien que vous vous abusiez, que Sauvresy ne se doute de rien, qu’il vous aime toujours.
L’expression de la physionomie de la jeune femme changea brusquement, elle restait pensive.
– Ne parlons plus de cela, dit-elle enfin. Il se peut que je me trompe. Il se peut qu’il n’ait que des doutes, il se peut que, même ayant découvert quelque chose, il espère me ramener à force de bonté. C’est que voyez-vous…
Elle se tut. Peut-être ne voulait-elle pas l’effrayer.
Il ne l’était déjà que trop. Le lendemain, ne pouvant supporter la vue de cette agonie, craignant sans cesse de se trahir, il partit pour Melun sans rien dire. Mais il avait laissé son adresse, et, sur un mot d’elle, lâchement il revint. Sauvresy le redemandait à grands cris.
Elle lui avait écrit une lettre d’une inconcevable imprudence qui lui fit dresser les cheveux sur la tête.
Il comptait à son retour lui adresser des reproches, c’est elle qui lui en adressa.
– Pourquoi cette fuite?
– Je ne saurais rester ici, je souffre, je tremble, je meurs.
– Quel lâche vous faites! dit-elle.
Il voulait répliquer, mais elle mit un doigt sur sa bouche, en montrant de l’autre main la porte de la pièce voisine.
– Chut!… il y a là trois médecins en consultation depuis une heure, et je n’ai pu réussir à surprendre une seule de leurs paroles. Qui sait ce qu’ils disent? Je ne serai tranquille qu’après leur départ.
Les transes de Berthe n’étaient pas sans quelque fondement. Lors de la dernière rechute de Sauvresy, quand il s’était plaint de névralgies très douloureuses à la face, et d’un odieux goût de poivre, le docteur R… avait laissé échapper un singulier mouvement de lèvres.
Ce n’était rien, ce mouvement, mais Berthe l’avait surpris, elle avait cru y deviner l’involontaire traduction d’un soupçon rapide, et il était resté présent à son esprit comme un avertissement et une menace.
Le soupçon, cependant, s’il y en eût jamais un, dut s’évanouir bien vite. Douze heures plus tard, les phénomènes avaient complètement changé et le lendemain le malade éprouvait tout autre chose. Même, cette variété d’indices, cette inconsistance des symptômes n’avait pas dû peu contribuer à égarer les conjectures des médecins.
Depuis ces derniers jours, Sauvresy ne souffrait presque plus, affirmait-il, et reposait assez bien la nuit. Mais il accusait des accidents bizarres, déconcertants et parfois excessifs.
Évidemment il allait s’affaiblissant d’heure en heure, il s’éteignait et tout le monde s’en apercevait.
C’est en cet état de choses que le docteur R… avait demandé une consultation et lorsque Trémorel reparut, Berthe, le cœur serré, en attendait les résultats.
Enfin, la porte du petit salon s’ouvrit et la placide figure des hommes de l’art dut rassurer l’empoisonneuse.
Désolantes étaient les conclusions de cette consultation. Tout avait été tenté, épuisé, on n’avait négligé aucune des ressources humaines; on ne pouvait plus rien attendre que de l’énergique constitution du malade.
Plus froide que le marbre, immobile, les yeux pleins de larmes, Berthe, en écoutant cet arrêt cruel, offrait si bien l’image parfaite de la Douleur ici-bas, que tous ces vieux médecins en furent remués.
– N’y a-t-il donc plus d’espoir, Ô mon Dieu! s’écria-t-elle d’une voix déchirante.
C’est à peine si le docteur R… osa essayer de la rassurer un peu. Il lui répondit vaguement quelques-unes de ces phrases banales qui signifient tout et ne veulent rien dire, et qui sont comme le lieu commun; des consolations qu’on sait inutiles.
– Il ne faut jamais désespérer, disait-il, chez des malades de l’âge de Sauvresy, la nature, lorsqu’on s’y attend le moins, fait souvent des miracles.
Mais ayant pris Hector à part, le docteur l’engagea à préparer au coup terrible cette malheureuse jeune femme, si dévouée, si intéressante et qui aimait tant son mari.
– Car, voyez-vous, ajouta-t-il, je ne crois pas que M. Sauvresy puisse vivre plus de deux jours.
L’oreille au guet, Berthe avait surpris le fatal ultimatum de la Faculté, et Trémorel en revenant de conduire les médecins consultants la trouva rayonnante. Elle lui sauta au cou.
– C’est maintenant, disait-elle, que l’avenir vraiment nous appartient. Un seul point noir, imperceptible, obscurcissait notre horizon et il s’est dissipé. À moi de réaliser la prédiction du docteur R…
Ils dînèrent tous deux comme d’ordinaire dans la salle à manger, pendant qu’une des femmes de chambre restait près du malade.
Berthe était d’une gaieté expansive qu’elle avait peine à dissimuler. La certitude du succès et de l’impunité, l’assurance de toucher au but la faisaient se départir de sa dissimulation si habile. Malgré la présence des domestiques, elle parlait vivement à mots couverts de sa délivrance prochaine. Ce mot: délivrance, fut prononcé.
Elle fut ce soir-là l’imprudence même. Un doute, chez un seul des domestiques, moins que cela, une mauvaise disposition, et elle pouvait être compromise, perdue.
À tout moment Hector, qui sentait ses cheveux se dresser sur sa tête, lui donnait des coups de pied sous la table en roulant de gros yeux pour la faire taire; en vain. C’est qu’il est de ces heures où l’armure de l’hypocrisie devient si lourde à porter, qu’on est forcé coûte que coûte de la déposer, ne fût-ce qu’un instant, pour se délasser, pour se détirer. Heureusement on apporta le café et les gens se retirèrent.
Pendant qu’Hector fumait son cigare, Berthe, plus librement, poursuivait son rêve. Elle comptait passer au Valfeuillu tout le temps de son deuil, et Hector, pour garder les apparences, louerait dans les environs quelque jolie petite maison où elle irait le surprendre, le matin.
L’ennui, c’est qu’il lui faudrait faire semblant de pleurer Sauvresy mort, comme elle avait fait semblant de l’aimer vivant. Elle n’en aurait donc jamais fini avec cet homme! Enfin un jour viendrait où, sans scandaliser les imbéciles, elle pourrait quitter les vêtements noirs. Quelle fête! Puis ils se marieraient. Où? À Paris ou à Orcival.
Puis, elle s’inquiétait du délai après lequel une veuve a le droit de choisir un nouveau mari, car il y a une loi, à ce sujet, et elle disait qu’elle avait envie d’en finir le soir même, que ce serait un jour de gagné. Hector dut lui prouver longuement qu’attendre était indispensable; on courait à brusquer des dangers réels.
Lui aussi cependant il eût voulu voir son ami sous la terre, pour en finir avec ses terreurs, pour secouer l’obsession épouvantable de Berthe.
20
L’heure s’avançait, Hector et Berthe durent passer dans la chambre de Sauvresy. Il dormait. Ils s’installèrent sans bruit chacun d’un côté du feu comme tous les soirs, la femme de chambre se retira.