Sous tant de coups redoublés, la criminelle énergie de Berthe chancelait. Elle se demandait si elle ne devenait pas folle. Entendait-elle bien? Était-ce bien vrai que son mari s’était aperçu qu’on l’empoisonnait et qu’il n’avait rien dit, qu’il avait même trompé et dérouté le médecin? Pourquoi? dans quel but?
Sauvresy avait fait une pause de quelques minutes, bientôt il reprit:
– Si je me suis tu, si je vous ai sauvés, c’est que le sacrifice de ma vie était fait. Oui, j’ai été frappé au cœur pour ne plus me relever, le jour où j’ai appris qu’abusant de ma confiance vous me trompiez.
C’est sans émotion apparente qu’il parlait de sa mort, du poison qu’on lui versait; mais sur ces mots: «Vous me trompiez», sa voix s’altéra et trembla.
– Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire d’abord. Je doutais du témoignage de mes sens plutôt que de vous. Il a bien fallu me rendre à l’évidence. Je n’étais plus dans ma maison, qu’un de ces tyrans grotesques qu’on berne et qu’on bafoue. Cependant, je vous gênais encore. Il fallait à vos amours plus d’espace et de liberté. Vous étiez las de contrainte, excédés de feintes. Et c’est alors que, songeant que ma mort vous faisait libres et riches, vous avez chargé le poison de vous débarrasser de moi.
Berthe avait du moins l’héroïsme du crime. Tout était découvert, elle jetait le masque. Elle essaya de défendre son complice, qui restait anéanti dans un fauteuil.
– C’est moi qui ai tout fait, s’écria-t-elle, il est innocent.
Un mouvement de rage empourpra le visage pâle de Sauvresy.
– Ah! vraiment, reprit-il, mon ami Hector est innocent! Ce n’est donc pas lui, qui pour me payer – non la vie, il était trop lâche pour se tuer, mais l’honneur, qu’il me doit – m’a pris ma femme? Misérable! Je lui tends la main quand il se noie, je l’accueille comme un frère aimé, et pour prix de mes services, il installe l’adultère à mon foyer… non cet adultère brillant qui a l’excuse de la passion et la poésie du péril bravé, mais l’adultère bourgeois, bas, ignoble, de la vie commune…
Et tu savais ce que tu faisais, mon ami Hector, tu savais – je te l’avais dit cent fois – que ma femme était tout pour moi, ici-bas, le présent et l’avenir, la réalité, le rêve, le bonheur, l’espérance, la vie, enfin? Tu savais que, pour moi, la perdre, c’était mourir.
Si encore tu l’avais aimée! Mais non, ce n’est pas elle que tu aimais. C’est moi que tu haïssais. L’envie te dévorait, et vraiment tu ne pouvais pas me dire en face: «Tu es trop heureux, rends-m’en raison!» Alors, lâchement, dans l’ombre, tu m’as déshonoré. Berthe n’était que l’instrument de tes rancunes. Et aujourd’hui, elle te pèse, tu la méprises et tu la crains. Mon ami Hector, tu as été chez moi le vil laquais qui pense venger sa bassesse en souillant de sa salive les mets qu’il porte à la table du maître!
Le comte de Trémorel ne répondit que par un gémissement. Les paroles terribles de cet homme mourant tombaient sur sa conscience plus cruelles que des soufflets sur sa joue.
– Voilà, Berthe, continuait Sauvresy, voilà l’homme que tu m’as préféré, pour lequel tu m’as trahi. Tu ne m’as jamais aimé, moi, je le reconnais maintenant, jamais ton cœur ne m’a appartenu. Et moi je t’aimais tant!…
Du jour où je t’ai vue, tu es devenue mon unique pensée, ou plutôt ma pensée même, comme si ton cœur à toi eut battu à la place du mien.
En toi tout m’était cher et précieux. J’adorais tes caprices, tes fantaisies, j’adorais jusqu’à tes défauts. Il n’est rien que je n’eusse entrepris pour un de tes sourires, pour me faire dire: merci! entre deux baisers. Tu ne sais donc pas, que bien des années après notre mariage, ce m’était encore un bonheur, une fête, de m’éveiller le premier pour te regarder dormir d’un sommeil d’enfant, pour admirer, pour toucher tes beaux cheveux blonds épandus sur la batiste des oreillers. Berthe!…
Il s’attendrissait au souvenir de ces félicités passées, de ces jouissances immatérielles à force d’être profondes, et qui ne reviendraient plus.
Il oubliait leur présence, la trahison infâme, le poison.
Il oubliait qu’il allait mourir assassiné par cette femme tant aimée, et ses yeux s’emplissaient de larmes, sa voix s’étouffait dans sa gorge; il s’arrêta.
Plus immobile et plus blanche que le marbre, Berthe écoutait, essayant de pénétrer le sens de cette scène.
– Il est donc vrai, reprit le malade, que ces beaux yeux limpides éclairent une âme de boue! Ah! qui n’eût été trompé comme moi! Berthe, à quoi rêvais-tu lorsque tu t’endormais bercée entre mes bras? Quelles chimères caressait ta folie?
Trémorel est arrivé, et tu as cru voir en lui l’idéal de tes songes. Tu admirais les rides précoces du viveur comme le sceau fatal qui marque le front de l’archange déchu. Tu as pris pour des lambeaux de pourpre les guenilles pailletées de son passé qu’il secouait sous tes yeux.
Ton amour, sans souci du mien, s’est élancé au-devant de lui qui ne songeait même pas à toi. Tu allais au mal comme à ton essence même. Et moi qui croyais ta pensée plus immaculée que la neige des Alpes. En toi il n’y a même pas eu de lutte. Tu ne t’es pas abandonnée, tu t’es offerte. Nul trouble ne m’a révélé ta première faute. Tu m’apportais sans rougir ton front mal essuyé des baisers de ton amant.
La lassitude domptait son énergie. Sa voix peu à peu se voilait et devenait plus faible.
– Tu as eu ton bonheur entre les mains, Berthe, et tu l’as brisé insoucieusement comme l’enfant brise le jouet dont il ignore la valeur. Qu’attendais-tu de ce misérable pour lequel tu as eu l’affreux courage de me tuer le baiser aux lèvres, doucement, lentement, heure par heure? Tu as cru l’aimer, mais le dégoût à la longue doit t’être venu. Regarde-le et juge-nous. Vois quel est l’homme, de moi étendu sur ce lit où je vais rendre le dernier soupir dans quelques heures, et de lui qui agonise de peur dans son coin. Du crime, tu as l’énergie, et il n’en a que la bassesse. Ah! si je m’appelais Hector de Trémorel et qu’un homme eût osé parler comme je viens de le faire, cet homme n’existerait plus, eût-il pour se défendre dix revolvers comme celui que je tiens.
Ainsi remué du pied dans la boue, Hector essaya de se lever, de répondre. Ses jambes ne le portaient plus, sa gorge ne rendait que des sons rauques et inarticulés.
Et Berthe, en effet, examinant ces deux hommes, reconnaissait avec rage son erreur.
Son mari, en ce moment, lui apparaissait sublime: ses yeux avaient des profondeurs inouïes, son front rayonnait, tandis que l’autre; l’autre!… à le considérer seulement elle se sentait prise de nausées.
Ainsi, toutes ces chimères décevantes après lesquelles elle avait couru, amour, passion, poésie, elle les avait eues entre les mains, elle les avait tenues, et elle n’avait pas su s’en apercevoir. Mais où en voulait venir Sauvresy, quelle idée poursuivait-il? Il continuait péniblement:
– Ainsi donc, voici notre situation: vous m’avez tué, vous allez être libres, mais vous vous haïssez, vous vous méprisez…