– Ce marchand, poursuivait M. Lecoq, a dû garder le souvenir de ce riche client qui n’a pas marchandé et qui a payé comptant. S’il le revoyait, il le reconnaîtrait.
– Quelle idée! s’écria le père Plantat hors de lui, vite, bien vite, procurons-nous des portraits de Trémorel, des photographies, envoyons un homme à Orcival.
M. Lecoq eut ce fin sourire qui lui monte aux lèvres, chaque fois qu’il donne une nouvelle preuve d’habileté.
– Remettez-vous, monsieur le juge de paix, dit-il, j’ai fait le nécessaire. Hier, pendant l’enquête, j’avais glissé dans ma poche trois cartes du comte. Ce matin, j’ai relevé sur le Bottin le nom et l’adresse de tous les tapissiers de Paris et j’en ai fait trois listes. À cette heure, trois de mes hommes ayant chacun une liste et une photographie, vont de tapissier en tapissier, demandant: «Est-ce vous qui êtes le tapissier de ce monsieur?» Si l’un d’eux répond: «Oui», nous tenons l’homme.
– Et nous le tenons! s’écria le père Plantat, pâle d’émotion.
– Pas encore, ne chantons pas victoire. Il se peut qu’Hector ait eu la prudence de ne pas aller en personne chez le tapissier. En ce cas nous sommes distancés. Mais non! il n’aura pas eu cette prudence…
M. Lecoq s’interrompit. Pour la troisième fois, Janouille, entrouvrant la porte du cabinet, criait de sa belle voix de basse:
– Monsieur est servi!…
C’est un remarquable cordon bleu que Janouille, l’ancienne réclusionnaire, le père Plantat s’en aperçut dès les premières bouchées. Mais il n’avait pas faim et il ne pouvait prendre sur lui de se forcer à manger. Il lui était impossible de songer à autre chose qu’à ce projet qu’il voulait soumettre à M. Lecoq, et il ressentait cette oppression douloureuse qui précède l’exécution d’un acte auquel on ne se résout qu’à regret.
En vain l’agent de la Sûreté, qui est un grand mangeur comme tous les hommes d’une activité dévorante, s’efforçait d’égayer son hôte; en vain il remplissait son verre d’un bordeaux exquis, présent d’un banquier dont il a retrouvé le caissier qui était allé prendre l’air de Bruxelles.
Le vieux juge de paix restait silencieux et triste, ne répondant que par monosyllabes. Il s’encourageait à parler et intérieurement combattait le puéril amour-propre qui le retenait au dernier moment. Il ne croyait pas, en venant, qu’il aurait ces hésitations qu’il taxait d’absurdes. Il s’était dit: «J’entrerai et je m’expliquerai.» Mais voilà qu’il était pris de ces pudeurs irréfléchies qui embarrassent un vieillard obligé de confesser ses faiblesses à un jeune homme et qui font monter le rouge à son front.
Redoutait-il donc le ridicule? Non. Sa passion d’ailleurs était bien au-dessus d’un sarcasme ou d’un sourire ironique. Et que risquait-il? Rien. Est-ce que ce policier auquel il n’osait plus confier ses secrètes pensées ne les avait pas devinées? N’avait-il pas su lire dans son âme dès les premiers instants, et plus tard ne lui avait-il pas arraché un aveu. Il réfléchissait ainsi lorsque le timbre de l’entrée retentit.
– Monsieur, vint dire Janouille, un agent de Corbeil nommé Goulard demande à vous parler. Dois-je ouvrir?
– Oui, et fais-le entrer ici.
On entendit le fracas des verrous et de la chaîne de la porte, et aussitôt Goulard parut dans la salle à manger.
L’agent, cher à M. Domini, avait endossé ses plus beaux habits, passé du linge blanc et arboré son col de crin le plus haut. Il était respectueux et raide, comme il convient à un ancien militaire qui a appris au régiment que le respect se mesure à la raideur.
– Que diable viens-tu chercher ici, lui demanda brutalement M. Lecoq, et qui s’est permis de te donner mon adresse?
– Monsieur, répondit Goulard, visiblement intimidé par cette réception daignez m’excuser, je suis envoyé par M. le docteur Gendron pour remettre cette lettre à monsieur le juge de paix d’Orcival.
– En effet, dit le père Plantat, j’ai, hier soir, prié Gendron de me faire connaître par une dépêche le résultat de l’autopsie, et ne sachant à quel hôtel je descendrais, je me suis permis de lui demander de me l’adresser chez vous.
M. Lecoq, aussitôt, voulut rendre à son hôte la lettre que venait de lui remettre Goulard.
– Oh! ouvrez-la, fit le juge de paix, il n’y a aucune indiscrétion…
– Soit, répondit l’agent de la Sûreté, mais passons dans mon cabinet.
Et appelant Janouille:
– Tu vas, lui dit-il, faire déjeuner ce gaillard-là. As-tu mangé ce matin?
– J’ai tué le ver, monsieur, simplement.
– Alors, donne un bon coup de dent en m’attendant, et bois une bouteille à ma santé.
Renfermé de nouveau dans son cabinet avec le père Plantat:
– Voyons un peu, fit l’agent de la Sûreté, ce que nous dit le docteur.
Il brisa le cachet et lut:
– «Mon cher Plantat, Vous m’avez demandé une dépêche, autant vous griffonner en toute hâte une vingtaine de lignes que je vous fais porter chez notre sorcier…
– Oh! murmura M. Lecoq s’interrompant, M. Gendron est trop bon, trop indulgent, en vérité!
N’importe, le compliment lui allait au cœur. Il reprit:
– «… Ce matin à trois heures, nous avons procédé à l’exhumation du corps de ce pauvre Sauvresy. Certes, plus que personne je déplore les circonstances affreuses de la mort de ce digne et excellent homme, mais d’un autre côté, je ne puis m’empêcher de me réjouir de cette occasion unique et admirable qui m’est offerte d’expérimenter sérieusement et de démontrer l’infaillibilité de mes papiers sensibilisés…
– Maudits savants! s’écria le père Plantat indigné, ils sont tous les mêmes.
– Pourquoi? Je m’explique très bien le sentiment involontaire du docteur. Puis-je n’être pas ravi lorsque je rencontre un beau crime?
Et, sans attendre la réplique du juge de paix, il poursuivit la lecture de la lettre:
– «L’expérience promettait d’être d’autant plus concluante que l’aconitine est un des alcaloïdes qui se dérobent le plus opiniâtrement aux investigations et à l’analyse.
«Vous savez comment je procède? Après avoir fait chauffer fortement dans deux fois leur poids d’alcool les matières suspectes, je fais couler doucement le liquide dans un vase à bords peu élevés dont le fond est garni d’un papier sur lequel je suis parvenu à fixer mes réactifs. Mon papier conserve-t-il sa couleur? Il n’y a pas de poison. En change-t-il? Le poison est constant.
«Ici, mon papier, d’un jaune clair, devait, si nous ne nous trompions pas, se couvrir de taches brunes, ou même devenir complètement brun.
«D’avance, j’avais expliqué l’expérience au juge d’instruction et aux experts qui m’étaient adjoints.
«Ah! mon ami, quel succès! Aux premières gouttes d’alcool, le papier est devenu subitement du plus beau brun foncé. C’est vous dire que votre récit était de la dernière exactitude.
«Les matières soumises à mon examen étaient littéralement saturées d’aconitine. Jamais, dans mon laboratoire, opérant à loisir, je n’ai obtenu des résultats plus décisifs.
«Je m’attends à voir, à l’audience, contester la sûreté de mon expérimentation, mais j’ai des moyens de vérification et de contre-expertise tels, que je confondrai certainement tous les chimistes qu’on m’opposera.