«Je pense, mon cher ami, que vous ne serez pas indifférent à la légitime satisfaction que j’éprouve…»
La patience du père Plantat était à bout.
– C’est inouï, s’écria-t-il d’un ton furieux, oui, c’est incroyable, sur ma parole. Dirait-on que c’est dans son laboratoire qu’a été volé ce poison qu’il cherche dans le cadavre de Sauvresy? Que dis-je? Ce cadavre n’est plus pour lui que la «matière suspecte». Et déjà il se voit à la Cour d’assises discutant les mérites de son papier sensibilisé.
– Il est de fait qu’il a raison de compter sur des contradicteurs.
– Et en attendant il s’exerce, il expérimente, il analyse du plus beau sang-froid; il continue son abominable cuisine, il fait bouillir, il filtre, il prépare ses arguments!…
M. Lecoq était bien loin de partager la colère du juge de paix. Cette perspective de débats acharnés lui souriait assez. D’avance il se figurait quelque terrible lutte scientifique, rappelant la dispute célèbre d’Orfila et de Raspail, des chimistes de province et des chimistes de Paris.
– Il est certain, prononça-t-il, que si ce lâche gredin de Trémorel a assez de tenue pour nier l’empoisonnement de Sauvresy, ce qui sera son intérêt, nous assisterons à un superbe procès.
Ce seul mot: procès, mit brusquement fin aux longues irrésolutions du père Plantat.
– Il ne faut pas, s’écria-t-il, non, il ne faut pas qu’il y ait de procès.
L’incroyable violence de ce père Plantat, si calme, si froid, si maître de soi habituellement, parut confondre M. Lecoq.
«Eh! eh! pensa-t-il, je vais tout savoir.»
Puis, à haute voix, il ajouta:
– Comment, pas de procès?
Le père Plantat était devenu plus blanc que son linge, un tremblement nerveux le secouait, sa voix était rauque et comme brisée par des sanglots.
– Je donnerais ma fortune, reprit-il, pour éviter des débats. Oui, toute ma fortune et ma vie par-dessus le marché, bien qu’elle ne vaille plus grand-chose. Mais comment soustraire ce misérable Trémorel à un jugement? Quel subterfuge imaginer? Seul, M. Lecoq, seul vous pouvez me conseiller en cette extrémité affreuse où vous me voyez réduit, seul vous pouvez m’aider, me tendre la main. S’il existe un moyen au monde vous le trouverez, vous me sauverez…
– Mais, monsieur… commença l’agent de la Sûreté.
– De grâce, écoutez-moi, et vous me comprendrez. Je vais être franc, sincère comme je le serais vis-à-vis de moi-même, et vous allez vous expliquer mes irrésolutions, mes réticences, toute ma conduite en un mot depuis hier.
– Je vous écoute, monsieur.
– C’est une triste histoire. J’étais arrivé à cet âge où le sort d’un homme est, dit-on, fini, lorsque tout à coup la mort m’a pris ma femme et mes deux fils, toute ma joie, toutes mes espérances en ce monde. Je me trouvais seul en cette vie plus perdu que le naufragé au milieu de la mer, sans une épave pour me soutenir. Je n’étais qu’un corps sans âme, lorsque le hasard m’a fait venir m’installer à Orcival.
À Orcival, j’ai vu Laurence. Elle venait d’avoir quinze ans, et jamais créature de Dieu ne réunit tant d’intelligence, de grâces, d’innocence et de beauté.
Courtois était mon ami, bientôt elle devint comme ma fille. Sans doute, je l’aimais dès ce temps-là, mais je ne me l’avouais pas, je ne voyais pas clair en moi.
Elle était si jeune, et moi j’avais des cheveux blancs. Je me plaisais à me persuader que mon affection était celle d’un père, et c’est comme un père qu’elle me traitait. Ah! qui dira les heures délicieuses passées à écouter son gentil babil et ses naïves confidences. Lorsque je la voyais courir dans mes allées, piller les roses que j’élevais pour elle, dévaster mes serres, j’étais heureux, je me disais que l’existence est un beau présent de Dieu. Mon rêve alors était de la suivre dans la vie, j’aimais à me la représenter mariée à un honnête homme la rendant heureuse, et je restais l’ami de la femme après avoir été le confident de la jeune fille. Si je m’occupais de ma fortune, qui est considérable, c’est que je pensais à ses enfants, c’est pour eux que je thésaurisais. Pauvre, pauvre Laurence.
M. Lecoq paraissait mal à l’aise sur son fauteuil, il s’agitait beaucoup, il toussait, il passait son mouchoir sur sa figure, au risque d’effacer sa peinture. La vérité est qu’il était bien plus ému qu’il ne le voulait laisser paraître.
– Un jour, poursuivit le père Plantat, mon ami Courtois me parla du mariage de sa fille et du comte de Trémorel. Ce jour-là je mesurai la profondeur de mon amour. Je ressentais de ces douleurs atroces qu’il est impossible de décrire. Ce fut comme un incendie qui a longtemps couvé et qui tout à coup, si on ouvre une fenêtre, éclate et dévore tout. Être vieux et aimer une enfant! J’ai cru que je deviendrais fou. J’essayais de me raisonner, de me railler, à quoi bon! Que peuvent contre la passion, la raison ou les sarcasmes. «Vieux céladon ridicule, me disais-je, ne rougis-tu pas, veux-tu bien te taire!» Je me taisais et je souffrais. Pour comble, Laurence m’avait choisi pour confident; quelle torture! Elle venait me voir pour me parler d’Hector. En lui, elle admirait tout et il lui paraissait supérieur aux autres hommes, à ce point que nul ne pouvait même lui être comparé. Elle s’extasiait sur sa hardiesse à cheval, elle trouvait ses moindres propos sublimes. J’étais fou, c’est vrai, mais elle était folle.
– Saviez-vous, monsieur, quel misérable était ce Trémorel?
– Hélas! je l’ignorais encore. Que m’importait à moi, cet homme qui vivait au Valfeuillu! Mais du jour où j’ai su qu’il allait me ravir mon plus précieux trésor, qu’on allait lui donner ma Laurence, j’ai voulu l’étudier. J’aurais trouvé une sorte de consolation à le savoir digne d’elle. Je me suis donc attaché à lui, M. Lecoq, comme vous vous attachez au prévenu que vous poursuivez. Que de voyages à Paris, à cette époque où je voulais pénétrer sa vie! Je faisais votre métier; j’allais questionnant tous ceux qui l’avaient connu, et mieux j’apprenais à le connaître, plus j’apprenais à le mépriser. C’est ainsi que j’ai découvert les rendez-vous avec miss Fancy, que j’ai deviné ses relations avec Berthe.
– Pourquoi n’avoir rien dit?
– L’honneur me commandait le silence. Avais-je le droit de déshonorer un ami, de ruiner son bonheur, de perdre sa vie, au profit d’un amour grotesque et sans espoir. Je me suis tu, me bornant à parler de Fancy à Courtois qui ne faisait que rire de ce qu’il appelait une amourette. Pour dix paroles hasardées contre Hector, Laurence avait presque cessé de venir me visiter.
– Ah! s’écria l’agent de la Sûreté, je n’aurais eu, monsieur, ni votre patience ni votre générosité.
– C’est que vous n’avez pas mon âge, monsieur! Ah! je le haïssais cruellement ce Trémorel. En voyant trois femmes si différentes éprises de lui jusqu’à en perdre la tête, je me disais: «Qu’a-t-il donc pour être ainsi aimé?»
– Oui! murmura M. Lecoq, répondant à une pensée secrète, les femmes se trompent souvent, elles ne jugent pas les hommes comme nous les jugeons.
– Que de fois, continuait le vieux juge de paix, que de fois j’ai songé à provoquer ce misérable, à me battre avec lui, à le tuer. Mais Laurence n’aurait pas voulu me revoir. Pourtant, j’aurais parlé peut-être, si Sauvresy n’était tombé malade et n’était mort. Je savais qu’il avait fait jurer à sa femme et à son ami de s’épouser, je savais qu’une raison terrible les forçait à tenir leur serment, je crus Laurence sauvée. Hélas! elle était perdue au contraire. Un soir, comme je passais le long de la maison du maire, je vis un homme qui pénétrait dans le jardin en franchissant le mur. Cet homme c’était Trémorel, je le reconnus parfaitement. J’eus un mouvement de rage terrible, je me jurai que j’allais l’attendre et l’assassiner; et j’attendis. Il ne ressortit pas cette nuit-là.