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Vous dîtes ?

Je dis que le meurtre était conçu pour faire croire à un assassin venu du dehors qui, son crime commis, se serait enfui ; on aurait supposé qu'il était descendu à Brod, où le train devait arriver à 0h58. Quelqu'un ayant croisé un conducteur inconnu dans le couloir, l'uniforme placé en évidence eût dénoncé clairement la tactique du criminel. De cette façon, nul soupçon ne pesait sur les voyageurs. Voilà comment l'affaire devait se présenter aux yeux du bon public.

« Mais la panne du train bouleverse toutes les prévisions. C'est sans doute la raison qui obligea l'homme à demeurer si longtemps à côté de sa victime. Abandonnant enfin tout espoir de voir le convoi reprendre sa marche, il songe à modifier son plan, car désormais on saura que l'assassin n'a pas quitté le wagon.

Bon, je comprends tout cela, dit M. Bouc, mais que fait le mouchoir dans cette affaire ?

J'y reviens par une voie détournée. Tout d'abord, sachez que les lettres de menaces n'était qu'un piège tendu à la police. Elles auraient aussi bien pu être copiées dans n'importe quel roman policier. Nous devons nous poser cette question : « Ces lettres ont-elles intimidé Ratchett ? » Il semblerait que non. D'après ses instructions données à Hardman, il craignait un ennemi personnel dont il connaissait parfaitement l'identité, du moins si nous croyons à la sincérité de Hardman. Mais Ratchett reçut certainement une lettre d'un caractère tout différent. celle qui avait trait au bébé Armstrong et dont nous avons trouvé un fragment dans son compartiment. Elle était destinée à lui signifier le motif pour lequel sa vie était menacée, s'il ne l'avait déjà deviné. Cette lettre ne devait pas tomber entre les mains de la police ; aussi le meurtrier s'empressa-t-il de la détruire. Voilà le second obstacle à la réussite de son plan : le premier était la neige et le second, notre reconstitution de ce billet carbonisé.

« La précaution prise par l'assassin de brûler ce papier signifie qu'un des voyageur est si intimement lié à la famille Armstrong que la découverte du billet suffisait à diriger sur lui les soupçons.

« Arrivons maintenant aux deux autres pièces à conviction, sans tenir compte du cure-pipe, dont nous avons déjà suffisamment parlé. D'abord le mouchoir. Cet objet compromet les voyageurs portant l'initiale H, et a dû tomber par mégarde sur le lieu du crime.

Très juste, déclara le docteur Constantine, et cette personne, s'apercevant de la perte de son mouchoir, s'empresse de maquiller son prénom.

Vous allez vite en besogne, mon cher docteur. J'aurais garde de conclure aussi rapidement.

Existe-t-il une autre conclusion ?

Certes. Admettons, par exemple, que vous vanter de commettre un crime et que vous cherchiez à jeter les soupçons sur quelqu'un d'autre. Vous savez qu'il y a dans le train une femme, amie intime de la famille Armstrong. Supposons qu'alors vous laissiez choir près de la victime un mouchoir appartenant à cette femme. On l'interrogera, on parlera de ses relations avec la famille Armstrong. et voilà. Il y aura un mobile et une pièce accusatrice.

En ce cas, observa le médecin, la personne désignée, étant innocente, n'essaierait pas de dissimuler son identité.

Vraiment ? Vous croyez cela ? Mon ami, je connais la nature humaine. Devant la subite menace de se voir accusée de meurtre, la femme la plus innocente perd la tête et se livre aux actes les plus absurdes. La tache de graisse sur le passeport et le déplacement des étiquettes ne prouvent donc nullement la culpabilité de la comtesse Andrenyi, mais démontrent que la comtesse tient, pour une raison personnelle, à dissimuler en partie son identité.

Quel peut être le lien qui l'unit à la famille Armstrong ? Elle n'a jamais été en Amérique.

Elle prétend. Elle parle mal l'anglais et exagère son apparence orientale. Néanmoins, je me fais fort de découvrir de qui elle est la fille. La mère de Mrs Armstrong était Linda Arden, une célèbre tragédienne. admirable dans ses créations des pièces de Shakespeare. Rappelez-vous, dans   Comme il vous plaira ,  la forêt d'Arden et Rosalinde. C'est ce qui lui inspira son nom de théâtre : Linda Arden, patronyme sous lequel elle connut la gloire dans le monde entier. Son vrai nom pouvait être aussi bien Goldenberg. Ses ancêtres provenaient peut-être de l'Europe centrale et la fameuse actrice avait sans doute dans les veines un peu de sang israélite. La population américaine est formée de tant de nationalités diverses ! Messieurs, la jeune sœur de Mrs Armstrong, encore adolescente à l'époque du drame, est Héléna Goldenberg, la fille cadette de Linda Arden, qui épousa le comte Andrenyi, attaché d'ambassade, pendant le séjour de celui-ci à Washington.

La princesse Dragomiroff nous a pourtant dit qu'elle avait épousé un Anglais ?

Oui, un Anglais dont elle ne se souvient même pas du nom. C'set invraisemblable ! La princesse Dragomiroff a pour l'artiste Linda Arden une profonde amitié, elle devient même la marraine d'une de ses filles. et elle oublierait aussi vite le nom de mariage de l'autre enfant ? Hypothèse invraisemblable ! Je crois pouvoir affirmer que la princesse a menti. Elle sait qu'Héléna voyage dans ce train et elle l'a vue. Aussitôt qu'elle apprend l'identité de Ratchett, elle songe qu'Héléna sera soupçonnée. Lorsque nous lui posons quelques questions au sujet de la jeune sœur de Mrs Armstrong, elle y répond évasivement, ne se souvient pas très bien, mais sait seulement qu'Héléna a épousé un Anglais. déclaration aussi éloignée que possible de la vérité.

A ce moment, un des serveurs du restaurant entra et, s'approchant du groupe, s'adressa à M. Bouc :

Faut-il servir le dîner, monsieur ? Voilà un moment déjà qu'il est prêt.

M. Bouc interrogea Poirot du regard :

Certainement, dit le détective, qu'on serve le dîner.

L'employé s'éloigna. Bientôt sa cloche retentit dans le couloir et il éleva la voix :

Premier service. Le dîner est servi !

La tache de graisse sur un passeport

hongrois

Poirot dîna à la même table que M. Bouc et le médecin grec.

Les voyageurs réunis dans le wagon-restaurant observaient un morne silence. La loquace Mrs Hubbard elle-même semblait peu encline au bavardage. Elle murmura en s'asseyant :

Je ne me sens pas le courage de manger.

Cependant, elle goûta de tous les plats qui lui furent présentés, encouragée en cela par la brave Suédoise, qui prenait d'elle un soin tout spécial.

Avant le début du repas, Poirot avait tiré par la manche le maître d'hôtel et lui avait glissé quelques mots à l'oreille. Le docteur Constantine devina l'objet des instructions discrètes du petit Belge en constatant que le comte et la comtesse Andrenyi se trouvaient toujours servis après les autres et qu'à la fin du dîner ils durent attendre leur addition, en sorte qu'ils furent les derniers à quitter le wagon-restaurant.

Quand enfin il se levèrent et se dirigèrent vers la porte, Poirot les suivit.

Pardon, madame, vous laissez tomber votre mouchoir.

Il lui tendit le carré de batiste au monogramme brodé.

Elle le prit, l'examina, puis le rendit.

Vous vous trompez, monsieur, ce mouchoir n'est pas à moi.

Vous en êtes certaine ?

Pourtant, madame, il porte votre initiale, la lettre H

Le comte fit un geste d'impatience. Poirot n'y prêta aucune attention. Il ne quitta pas des yeux le visage de la comtesse.