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Au cours des trois prochains mois, les conversations du bar ne rouleraient que sur un seul sujet : l’honnêteté des généreux habitants de Bescos. Ensuite, la saison de la chasse arrivée, ils passeraient un certain temps sans en parler – car les étrangers avaient une autre façon de voir les choses, ils aimaient avoir l’impression d’être dans un lieu isolé, où régnaient l’amitié et le bien, où la nature était prodigue, où les produits locaux proposés sur un petit éventaire – que la patronne de l’hôtel appelait « boutique » – avaient la saveur de la cordialité ambiante.

Mais une fois la saison de la chasse terminée, les habitants du village reviendraient à leur sujet de conversation favori. Toutefois, rongés par l’idée qu’ils avaient raté l’occasion de faire fortune, ils ne cesseraient plus d’imaginer ce qui aurait pu se passer : Pourquoi personne n’avait-il eu le courage, à la faveur de la nuit, de tuer Berta, cette vieille inutile, en échange de dix lingots d’or ? Pourquoi le berger Santiago, qui chaque matin faisait paître son troupeau dans la montagne, n’avait-il pas été victime d’un accident de chasse ? Ils envisageraient, d’abord calmement, puis avec rage, tous les moyens qu’ils avaient eus à leur disposition.

Dans un an, pleins de haine, ils s’accuseraient mutuellement de ne pas avoir pris l’initiative qui aurait assuré la richesse générale. Ils se demanderaient où était passée la demoiselle Prym, qui avait disparu sans laisser de traces, peut-être en emportant l’or que lui avait montré l’étranger. Ils ne la ménageraient pas, elle savait comment ils parleraient d’elle : l’orpheline, l’ingrate, la pauvre fille que tous s’étaient efforcés d’aider après la mort de sa grand-mère, qui avait eu la chance d’être engagée au bar alors qu’elle n’avait pas été fichue de décrocher un mari et de déménager, qui couchait avec des clients de l’hôtel, en général des hommes bien plus âgés qu’elle, qui clignait de l’œil à tous les touristes pour mendier un gros pourboire.

Ils passeraient le reste de leur vie entre l’auto-compassion et la haine. Chantal exultait, elle tenait sa vengeance. Jamais elle n’oublierait les regards de ces gens autour de la fourgonnette, implorant son silence pour un crime que, en aucun cas, ils n’oseraient commettre, et ensuite se retournant contre elle, comme si c’était elle qui avait percé à jour leur lâcheté et qu’il faille lui imputer cette faute.

Elle était arrivée : devant elle se dressait le Y rocheux. À côté, la branche dont elle s’était servie pour creuser deux jours plus tôt. Elle savoura le moment : d’un geste, elle allait changer une personne honnête en voleuse.

Elle, une voleuse ? Pas du tout. L’étranger l’avait provoquée, elle ne faisait que lui rendre la monnaie de sa pièce. Elle ne volait pas, elle touchait ce qui lui était dû pour avoir joué le rôle de porte-parole dans cette comédie de mauvais goût. Elle méritait l’or – et bien davantage – pour avoir vu les regards des assassins en puissance autour de la fourgonnette, pour avoir passé toute sa vie ici, pour les trois nuits d’insomnie qu’elle venait d’endurer, pour son âme désormais perdue – si tant est que l’âme existe, et la perdition.

Elle creusa là où la terre était ameublie et dégagea le lingot. Au même moment, un bruit la fit sursauter.

Quelqu’un l’avait suivie. Instinctivement, elle jeta quelques poignées de terre dans le trou, tout en sachant que ce geste ne servait à rien. Puis elle se retourna, prête à expliquer qu’elle cherchait le trésor, qu’elle savait que l’étranger se promenait en empruntant ce sentier et qu’aujourd’hui elle avait remarqué que la terre avait été remuée à cet endroit.

Mais ce qu’elle aperçut la laissa sans voix : une apparition qui n’avait rien à voir avec les trésors cachés, les discussions de village à propos de la justice. Un monstre avide de sang.

La tache blanche sur l’oreille gauche. Le loup maudit.

Il se tenait planté entre elle et l’arbre le plus proche : impossible de prendre ce chemin. Chantal se figea, hypnotisée par les yeux de l’animal ; sa tête était en ébullition, ses idées se bousculaient, que faire ? Se servir de la branche ? Non, elle était trop fragile pour repousser l’attaque de la bête. Monter sur l’amas rocheux ? Non, elle n’y serait pas à l’abri. Ne pas croire à la légende et affronter le monstre comme si c’était un loup quelconque isolé de sa bande ? Trop risqué, mieux valait admettre que les légendes recèlent toujours une vérité.

« Punition. »

Une punition injuste, comme tout ce qui lui était arrivé au cours de sa vie : Dieu semblait ne l’avoir choisie que pour assouvir Sa haine pour le monde.

D’un geste instinctif, elle laissa tomber la branche sur le sol et, avec l’impression de se mouvoir au ralenti, elle croisa les bras sur son cou pour le protéger. Elle regretta de ne pas avoir mis son pantalon de cuir, elle savait qu’une morsure à la cuisse pouvait la vider de son sang en dix minutes – c’est ce que lui avaient raconté les chasseurs.

Le loup ouvrit la gueule et grogna. Un grognement sourd, inquiétant ; ce n’était pas une simple menace, il allait attaquer. Chantal ne détourna pas les yeux, elle sentit son cœur battre plus vite : l’animal montrait ses crocs.

C’était une question de temps : ou bien il se jetait sur elle, ou bien il s’éloignait. Elle décida de foncer vers l’arbre pour y grimper, au risque d’être mordue au passage, elle saurait résister à la douleur.

Elle pensa à l’or. Se dit qu’elle reviendrait le chercher dès que possible. Pour cet or, elle était prête à souffrir dans sa chair, à voir son sang couler. Elle devait tenter de se réfugier dans l’arbre.

Tout à coup, comme dans un film, elle vit une ombre se profiler derrière le loup, à une certaine distance.

L’animal flaira cette présence mais ne bougea pas, comme cloué sur place par le regard de Chantal. L’ombre se rapprocha, c’était l’étranger qui se faufilait dans les taillis, penché vers le sol, en direction d’un arbre. Avant d’y grimper, il lança une pierre qui frôla la tête du loup. Celui-ci se retourna instantanément et bondit. Mais l’homme était déjà juché sur une branche, hors de portée des crocs de l’animal.

— Vite, faites comme moi ! cria l’étranger.

Chantal courut au seul refuge qui s’offrait, réussit, au prix de violents efforts, à se hisser elle aussi sur une branche. Elle poussa un soupir de soulagement, tant pis si elle perdait le lingot, l’important c’était d’échapper à la mort.

Au pied de l’autre arbre, le loup grognait rageusement, il bondissait, essayait vainement d’agripper le tronc.

— Cassez des branches, cria Chantal d’une voix désespérée. Non ! Pas pour les lancer, pour faire une torche !

L’étranger comprit ce qu’elle voulait. Il fit un faisceau de branches mais dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour l’enflammer avec son briquet car le bois était vert et humide.

Chantal suivait attentivement ses gestes. Le sort de cet homme lui était indifférent, il pouvait rester là, en proie à cette peur qu’il voulait imposer au monde, mais elle, pour échapper à la mort et réussir à s’enfuir, elle était bien obligée de l’aider.

— Maintenant, montrez que vous êtes un homme ! cria-t-elle. Descendez et tenez le loup à distance avec la torche !

L’homme semblait paralysé.

— Descendez ! Vite !

Cette fois, l’étranger réagit et se plia à l’autorité de cette voix – une autorité qui venait de la terreur, de la capacité de réagir rapidement, de remettre la peur et la souffrance à plus tard. Il sauta à terre en brandissant la torche, sans se soucier des flammèches qui atteignaient son visage.