— Ne le quittez pas des yeux !
L’homme braqua la torche sur le loup qui grondait et montrait ses crocs.
— Attaquez-le !
L’homme fit un pas en avant, un autre, et le loup commença à reculer. Il agita la torche totalement embrasée et soudain l’animal cessa de grogner, virevolta et s’enfuit à toute allure. En un clin d’œil il disparut dans les taillis. Aussitôt, Chantal descendit à son tour de son arbre.
— Partons, dit l’étranger. Vite !
— Pour aller où ?
Retourner au village, où tous les habitants les verraient arriver ensemble ? Tomber dans un piège, auquel cette fois le feu ne permettrait pas d’échapper ?
Sous l’effet soudain d’une violente douleur dans le dos, elle s’écroula sur le sol, le cœur battant la chamade.
— Allumez un feu. Laissez-moi me reprendre.
Elle essaya de bouger, poussa un cri – comme si on lui avait planté un poignard dans l’épaule.
L’étranger alluma en hâte un petit feu. Chantal se tordait de douleur et gémissait, sans doute s’était-elle blessée en grimpant à l’arbre.
— Laissez-moi vous masser, dit l’étranger. À mon avis, vous n’avez rien de cassé. Juste un muscle froissé, vous étiez très tendue et vous avez dû faire un faux mouvement.
— Ne me touchez pas ! Restez où vous êtes ! Ne m’adressez pas la parole !
Douleur, peur, honte. Elle était sûre qu’il l’avait vue déterrer l’or. Il savait – parce que le démon était son compagnon, et les démons sondent les âmes – que cette fois Chantal allait le voler.
Tout comme il savait qu’au même moment tous les habitants du village envisageaient de commettre le crime. Savait aussi qu’ils ne feraient rien, parce qu’ils avaient peur, mais leur vague intention suffisait pour répondre affirmativement à sa question : oui, l’homme est foncièrement méchant. Comme il était sûr que Chantal allait s’enfuir, le pacte qu’ils avaient conclu la veille ne signifiait plus rien et il pourrait reprendre son errance dans le monde, avec son trésor intact, conforté dans ses convictions.
Chantal essaya de trouver la position la plus commode pour s’asseoir : peine perdue, elle était réduite à l’incapacité de faire le moindre geste. Le feu allait maintenir le loup à distance, mais il risquait d’attirer l’attention des bergers qui faisaient paître leurs troupeaux dans le secteur. Ils la verraient en compagnie de l’étranger.
Elle se rappela que c’était samedi, elle sourit en pensant aux habitants de Bescos à cette heure-là, repliés dans leurs logis étriqués pleins de bibelots horribles et de statuettes en plâtre, décorés de chromos ; d’ordinaire, ils s’ennuyaient, mais en cette fin de semaine ils devaient croire que leur était enfin offerte la meilleure occasion de se distraire depuis longtemps.
— Taisez-vous !
— Je n’ai rien dit.
Chantal avait envie de pleurer mais, ne voulant céder à aucune faiblesse devant l’étranger, elle contint ses larmes.
— Je vous ai sauvé la vie. Je mérite ce lingot.
— Je vous ai sauvé la vie. Le loup allait se jeter sur vous.
C’était vrai.
— D’un autre côté, enchaîna l’étranger, je reconnais que vous avez sauvé quelque chose en moi.
Un stratagème. Il allait feindre qu’il n’avait pas compris et ainsi se donner le droit de repartir avec sa fortune. Point final.
Mais l’étranger ajouta :
— La proposition d’hier. Je souffrais tellement que j’avais besoin de voir les autres souffrir comme moi : ma seule consolation. Vous avez raison.
Le démon de l’étranger n’appréciait guère les propos qu’il entendait. Il demanda au démon de Chantal de l’aider, mais celui-ci n’accompagnait la jeune femme que depuis peu et n’exerçait pas encore sur elle un contrôle total.
— Est-ce que cela change quelque chose ? dit'elle.
— Rien. Le pari est toujours valide et je sais que je vais gagner. Mais je comprends le misérable que je suis, tout comme je comprends pourquoi je suis devenu misérable : parce que je suis persuadé que je ne méritais pas ce qui m’est arrivé.
Chantal n’avait plus qu’un souci. Partir le plus vite possible.
— Eh bien moi, je pense que je mérite mon or et je vais le prendre, à moins que vous ne m’en empêchiez, dit-elle. Je vous conseille de faire la même chose. Pour ma part, je n’ai pas besoin de retourner à Bescos, je rejoins directement la grand-route. C’est ici et maintenant que nos destinées se séparent.
— Partez si vous voulez. Mais en ce moment les habitants du village délibèrent du choix de la victime.
— C’est possible. Mais ils vont discuter jusqu’à ce que le délai s’achève. Ensuite, ils passeront deux ans à se chamailler pour savoir qui aurait dû mourir. Ils sont indécis à l’heure d’agir et implacables à l’heure d’incriminer les autres – je connais mon village. Si vous n’y retournez pas, ils ne se donneront même pas la peine de discuter : ils diront que j’ai tout inventé.
— Bescos est une localité comme les autres. Ce qui s’y passe arrive partout dans le monde où des humains vivent ensemble, petites ou grandes villes, campements et même couvents. Mais c’est une chose que vous ne comprenez pas, de même que vous ne comprenez pas que cette fois le destin a œuvré en ma faveur : j’ai choisi la personne idéale pour m’aider. Quelqu’un qui, derrière son apparence de femme travailleuse et honnête, veut comme moi se venger. À partir du moment où nous ne pouvons pas voir l’ennemi – car si nous allons jusqu’au fond de cette histoire, c’est Dieu, le véritable ennemi, Lui qui nous a imposé nos tribulations –, nous rejetons nos frustrations sur tout ce qui nous entoure. Un appétit de vengeance qui n’est jamais rassasié parce qu’il attente à la vie même.
— Épargnez-moi vos discours, dit Chantal, irritée de voir que cet homme, l’être qu’elle haïssait le plus au monde, lisait jusqu’au fond de son âme. Allons, prenez vos lingots, moi le mien et partons !
— En effet, hier je me suis rendu compte qu’en vous proposant ce qui me répugne – un assassinat sans mobile, comme c’est arrivé pour ma femme et mes filles –, à vrai dire je voulais me sauver. Vous vous rappelez le philosophe que j’ai cité lors de notre deuxième conversation ? Celui qui disait que l’enfer de Dieu réside précisément dans Son amour de l’humanité, parce que l’attitude humaine Le tourmente à chaque seconde de Sa vie éternelle ? Eh bien, ce même philosophe a dit également : « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui pour atteindre ce qu’il y a de meilleur en lui. »
— Je ne comprends pas.
— Avant, je ne pensais qu’à me venger. Comme les habitants de votre village, je rêvais, je tirais des plans sur la comète jour et nuit – et je ne faisais rien. Pendant un certain temps, grâce à la presse, j’ai suivi l’histoire de personnes qui avaient perdu des êtres chers dans des circonstances analogues et qui avaient fini par agir d’une façon exactement opposée à la mienne : ils avaient mis sur pied des comités de soutien aux victimes, créé des associations pour dénoncer les injustices, lancé des campagnes pour prouver que la douleur d’un deuil ne peut jamais être abolie par la vengeance. J’ai essayé, moi aussi, de regarder les choses avec des yeux plus généreux : je n’y suis pas parvenu. Mais maintenant que j’ai pris mon courage à deux mains, que je suis arrivé à cette extrémité, j’ai découvert, là tout au fond, une lumière.
— Continuez, dit Chantal, qui de son côté entrevoyait une lueur.
— Je ne veux pas prouver que l’humanité est perverse. Je veux prouver, de fait, que, inconsciemment, j’ai demandé les choses qui me sont arrivées – parce que je suis méchant, un homme totalement dégénéré, et j’ai mérité le châtiment que la vie m’a infligé.