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— Elle comparaîtra, répondit le curé. Je m’en charge, mais j’ai besoin du concours de trois hommes. Qui se propose ?

Faute de volontaires, le curé désigna trois costauds dans la foule. L’un d’eux voulut refuser mais le regard de ses voisins lui cloua le bec.

— Où offrirons-nous le sacrifice ? demanda le propriétaire terrien en s’adressant directement au curé.

Dépité de voir bafouée son autorité, le maire s’interposa en lançant un regard furieux au propriétaire :

— C’est moi qui décide. Je ne veux pas que le sol de Bescos soit souillé de sang. Ce sera demain, à cette même heure, devant le monolithe celte. Apportez des lampes, des lanternes, des torches : chacun devra voir la victime en pleine lumière afin de tirer à coup sûr.

Le curé descendit de sa chaise – la réunion était terminée – et chacun rentra chez soi, pressé d’aller se coucher, après cette soirée éprouvante. Le maire retrouva sa femme, qui lui raconta comment s’était passée la rencontre avec Berta. Elle ajouta que, après en avoir discuté avec la patronne de l’hôtel, elle était sûre que la vieille ne savait rien. Leurs craintes n’étaient pas fondées, de même elles n’avaient pas besoin d’avoir peur d’un loup maudit qui n’existait pas.

Le curé retourna à l’église où il passa une partie de la nuit en prière.

20

Pour son petit déjeuner, Chantal mangea du pain de la veille, car le dimanche le boulanger ambulant ne passait pas. Elle regarda par la fenêtre et vit des habitants de Bescos traverser la place, un fusil à la main. Elle se prépara à mourir, comment savoir si ce n’était pas elle qui avait été désignée ? Mais personne ne frappa à sa porte : les hommes se dirigeaient vers la sacristie, y entraient et, au bout de quelques instants, en ressortaient les mains vides.

Impatiente d’avoir des nouvelles, elle alla voir la patronne de l’hôtel, qui lui raconta ce qui s’était passé la veille au soir : le choix de la victime, la proposition du curé, les préparatifs pour le sacrifice. De ce fait, l’hostilité envers Chantal s’était dissipée et elle pouvait se rassurer.

— Je veux te dire une chose : un jour, Bescos se rendra compte de tout ce que tu as fait pour ses habitants.

— Mais est-on sûr que l’étranger remettra l’or ?

— Moi, je n’en doute pas. Il vient de sortir avec son havresac vide.

Chantal décida de ne pas aller se promener dans la forêt, ne voulant pas passer devant la maison de Berta et affronter son regard. Elle retourna dans sa chambre et évoqua le rêve étrange qu’elle avait fait la nuit précédente : un ange lui était apparu et lui avait remis les onze lingots d’or en lui demandant de les garder. Chantal avait répondu à l’ange que, à cet effet, il fallait tuer quelqu’un. L’ange lui avait garanti qu’il n’en était rien, bien au contraire : les lingots prouvaient que l’or en soi n’existait pas.

C’est pourquoi elle avait demandé à la patronne de l’hôtel de parler à l’étranger : elle avait un plan mais, comme elle avait déjà perdu toutes les batailles de sa vie, elle doutait de pouvoir l’exécuter.

21

Berta regardait le soleil se coucher derrière les montagnes quand elle aperçut le curé, suivi de trois hommes, se diriger vers elle. Une grande tristesse la submergea, pour trois raisons : savoir que son heure était arrivée, voir que son mari n’avait pas daigné se montrer pour la consoler (peut-être dans la crainte d’entendre ce qu’elle lui dirait, peut-être honteux de l’impuissance où il était de la sauver) et, se rendant compte que l’argent qu’elle avait économisé tomberait dans les mains des banquiers, regretter de ne pas l’avoir dilapidé.

Mais il lui restait une petite joie : le dernier jour de sa vie était frisquet mais ensoleillé – ce n’est pas tout le monde qui a le privilège de partir avec un aussi beau souvenir.

Le curé fit signe aux trois hommes de rester à distance et s’approcha seul de Berta.

— Bon après-midi, dit-elle. Voyez comme Dieu est grand et quelle belle nature Il nous a faite.

« Ils vont m’emmener, mais je laisserai ici toute la faute du monde. »

— Vous n’imaginez pas le paradis, répondit le curé, en s’efforçant de garder un ton distant.

— Je ne sais pas s’il est aussi beau, je ne suis même pas sûre qu’il existe. Vous y êtes déjà allé ?

— Pas encore. Mais j’ai connu l’enfer et je sais qu’il est terrible, quoique très attrayant vu de loin.

Berta comprit qu’il faisait allusion à Bescos.

— Vous vous trompez, monsieur le curé. Vous avez été au paradis et vous ne l’avez pas reconnu. Comme cela arrive, d’ailleurs, à la plupart des gens en ce monde : ils recherchent la souffrance là où ils trouveraient les joies les plus grandes, parce qu’ils croient qu’ils ne méritent pas le bonheur.

— On dirait que ces dernières années vous ont dotée d’une grande sagesse.

— Il y avait longtemps que personne ne venait plus causer avec moi et, bizarrement, voilà que tout le monde découvre que j’existe. Figurez-vous qu’hier soir la femme du maire et la patronne de l’hôtel m’ont fait l’honneur de me rendre visite. Aujourd’hui, c’est le curé qui fait de même. Est-ce que par hasard je serais devenue une personne importante ?

— Tout à fait, dit le curé. La plus importante du village.

— Je vais faire un héritage ?

— Dix lingots d’or. Hommes, femmes et enfants vous remercieront de génération en génération. Il est même possible qu’on vous élève une statue.

— Je préfère une fontaine. En plus d’embellir une place, elle étanche la soif et chasse les papillons noirs.

— Nous construirons une fontaine. Vous avez ma parole.

Berta jugea que la plaisanterie avait assez duré et qu’il fallait maintenant en venir au fait.

— Monsieur le curé, je sais tout. Vous condamnez une femme innocente qui ne peut lutter pour sa vie. Soyez maudits, vous, cette terre et tous ses habitants !

— Que je sois maudit, acquiesça le curé. Pendant plus de vingt ans, je me suis efforcé de bénir cette terre, mais personne n’a entendu mes appels. Pendant tout ce temps, j’ai tenté d’inculquer le bien dans le cœur des hommes, jusqu’au jour où j’ai compris que Dieu m’avait choisi comme Son bras gauche pour désigner le mal dont ils sont capables – en sorte que, peut-être, ils prennent peur et se convertissent.

Berta avait envie de pleurer, mais elle se retint.

— De belles paroles, sans aucun contenu. Tout au plus une façon d’expliquer la cruauté et l’injustice.

— Au contraire de tous les autres, je n’agis pas pour de l’argent. Je sais que c’est un or maudit, comme cette terre, et qu’il ne fera le bonheur de personne : j’agis parce que Dieu me l’a demandé. Ou plus précisément : m’en a donné l’ordre, pour répondre à mes prières.

« Inutile de discuter », pensa Berta en voyant le curé tirer de sa poche un flacon de comprimés.

— Vous ne sentirez rien, dit-il. Entrons chez vous.

— Ni vous, ni personne de ce village ne mettra les pieds dans cette maison tant que je serai vivante. Elle s’ouvrira peut-être à la fin de cette nuit, mais pas question pour le moment.

Le curé fit signe à l’un des deux hommes, qui s’approcha, une bouteille en plastique à la main.

— Prenez ces comprimés. Vous ne tarderez pas à vous endormir. Quand vous vous réveillerez, vous serez au ciel, aux côtés de votre mari.

— J’ai toujours été avec lui. Et je n’ai jamais pris de somnifères, même quand j’avais des insomnies.

— Dans ces conditions, l’effet sera plus rapide.

Le soleil allait disparaître, la nuit avait déjà pris possession de la vallée et du village.