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Tatiana de Rosnay

Le dîner des ex

Hérétiques – Créateurs de livrels indépendants

http://heretiques-ebooks.net

À N.J., qui ne sera jamais un ex

À L.M., parce qu'un ami ex vaut mieux qu'un ex-ami

À Va, Catherine, P.Z., Fred, et last but not least, à Gigi et Charla

« L'histoire d'une femme, c'est avant tout l'histoire des hommes qui jalonnent sa vie. »

Denise BOMBARDIER

« La musique commence là où s'arrêtent les mots. »

Claude DEBUSSY

Cher Max,

De là où tu es, tu peux tout entendre. Écoute ce que mijote ta « kleine Margotine », cela ne manquera pas de t'amuser. J'imagine ton regard gris pétillant de gaillardise, ta large bouche s'ouvrant pour laisser exploser ce gloussement exubérant qu'il m'arrive encore d'entendre lors d'un rêve. Crinière blanche rejetée en arrière, paupières plissées, rigoles-tu souvent, là-haut ? Je donnerais tant pour te voir rire à nouveau, et pas seulement dans mes songes.

Récemment, une idée saugrenue m'est venue. C'était un soir, en rentrant tard d'un dîner, longtemps après que Pierre m'eut quittée. J'avais roulé dans la ville en regardant les immeubles endormis. Au croisement de la rue de l'U. et du boulevard Saint-G., je n'ai pu m'empêcher de lever les yeux vers une fenêtre et de me dire : « Tiens, là, c'était avec O. » Et le souvenir d'une nuit oubliée m'est revenu à la mémoire ; l'odeur d'un homme, la chaleur de son corps, la volupté d'une étreinte.

Une fois chez moi, je me suis installée devant ma table de travail, laissant mes partitions de côté, et j'ai inscrit en ordre chronologique sur une grande feuille de papier, les prénoms des hommes à qui je me suis donnée durant ces vingt dernières années. Puis j'ai contemplé cette liste avec un certain étonnement. Elle était bien plus longue que je ne l'aurais imaginée. J'anticipe ton sourire malicieux… Tu as raison, Max. Je vais avoir quarante ans. À cet âge-là, toute femme a un passé.

Il est des hommes indélébiles, imprimes au fer rouge au plus profond de ma chair, à qui j'ai tout donné ; le corps, le cœur et la tête. Ils sont trois. Toi, Manuel, et Pierre. Puis il y a les autres, ceux qui n'ont pas compté, plus nombreux, quasi effacés par le temps, funeste défilé de soupirants insignifiants à qui je m'offrais sans abandonner un gramme du cérébral.

En regardant cet inventaire intime, ce catalogue d'amants, les prénoms que je t'ai cités plus haut se détachèrent du reste. C'est alors que j'ai eu la drôle d'idée qui fait l'objet de cette lettre ; l'envie d'inviter ces hommes-là à dîner, seuls, sans femme ou petite amie. Ce serait un dîner d'ex-amants.

Avec l'excitation d'une gamine à la veille d'un goûter d'anniversaire, je laissai gambader mon imagination. Première préoccupation : où les convier ? Le raffinement de Manuel exigerait un endroit surprenant et précieux comme l'étage noble d'un palais vénitien, ou la scène rouge et or d'un théâtre rococo. Pour Pierre – mon ex-mari –, je savais bien que le cadre de nos ripailles avait peu d'importance : pour cet homme-là, dîner signifiait tout d'abord manger. Et toi, Max ? Si tu étais parmi nous, je pense que tu aurais voulu souper dans un de ces hauts lieux artistiques que tu dois à présent hanter ; endroits riches de culture et de beauté, comme celui où je t'ai connu il y a deux décennies.

Tu m'as eue gamine. Aurais-tu désiré, toi qui t'es délecté de la fraîcheur de mes vingt ans, ce visage de femme arrivée à mi-parcours de sa vie ? Le front est encore bombé, mais strié par quelques rides, les lèvres amincies ont un pli parfois amer, les joues rebondies ont cédé à des pommettes saillantes, et la chevelure rousse est balayée de fils d'argent.

Tu aimais tant la jeunesse et son cortège de douceurs : la fermeté de la peau, l'arrondi d'un sein haut perché, l'innocence du regard. C'était l'insolent privilège de tes soixante-dix ans que de t'octroyer des maîtresses qui auraient pu être tes petites-filles. Tu avais l'âge d'un grand-père, mais la fougue d'un adolescent débridé. En esprit, tu étais le plus jeune des trois hommes que j'ai aimés.

Afín de couper court à toute complication, je décidai de donner ce dîner des « ex » chez moi. Sur une nouvelle feuille blanche, je dessinai un plan : un rond pour la table, avec, au sommet, une croix sous un M pour Margaux. Ensuite ? Quel casse-tête ! Préoccupée par ces tracasseries de placement, je ne réalisai pas d'emblée que nous serions trois à table, et non quatre. Tu vois, j'ai encore du mal à accepter ta mort, quinze ans après.

Je me souviens comme si c'était hier du jour de ton décès. Une voix monocorde annonça à la radio : « Nous apprenons à l'instant la mort du grand chef d'orchestre Maximilian U. à l'âge de soixante-quinze ans, terrassé par une crise cardiaque en pleine répétition. » Quelle belle mort ! s'exclama le monde entier. Tu as marqué d'une empreinte si profonde notre univers musical, qu'en écoutant les innombrables enregistrements de tes concerts, il est difficile de concevoir que tu n'es plus là.

Ne pourrais-tu pas faire une petite apparition ? J'aimerais tant te voir à ce dîner des ex, assis avec les autres à ma table, magnifique vieillard d'un mètre quatre-vingt-dix, à peine tassé par l'âge. Tu serais légèrement plus pâle que mes autres invités, mais aucun de nous, même pas Manuel et sa langue perfide, n'aurait l'idée de te traiter de fantôme tant tu déborderais, comme à ton habitude, de vivacité et d'entrain.

Le menu, à présent. Autre casse-tête… Que diable servir à ces messieurs ? Manuel, obsédé par sa ligne, picorera du bout des lèvres, refusera le dessert, mais sera pointilleux sur le vin et exigera le meilleur des cigares. (Un saint-julien ou un Saint-Estèphe. Prévoir un décaféiné avec deux sucrettes et un grand cendrier.) Pierre boudera tout exotisme et ne daignera sourire qu'à la vue d'un cassoulet ou d'une tête de veau. (Prévoir deux fromages différents. Café serré, un sucre et demi.) Je me souviens peu de tes goûts culinaires, mais comme je t'ai connu en Italie, que dirais-tu de gnocchis à la Romana arrosés d'un Frascati frais ?

J'ai ensuite pensé au pour-mémoire. On ne peut convier les ex-hommes de sa vie sans mystère, sans mise en scène. Impossible de leur griffonner un petit mot banal sur une carte ordinaire. Mais avant de leur envoyer ce billet particulier, il me faut d'abord les joindre, connaître leurs disponibilités.

N'ayant pas vu Manuel depuis plus de cinq ans, je dois vérifier si l'ancienne adresse correspond encore. Pierre, en écoutant mon message sur son répondeur, esquissera une grimace, pensant que je réclame une fois de plus ma pension alimentaire. Toi, je me demande ce que tu pourrais imaginer en entendant ma voix, après si longtemps. Tu aurais quatre-vingt-quinze ans aujourd'hui.

Remettons les pendules à l'heure. Manuel a dû entamer la soixantaine et Pierre fêtera ses quarante-deux ans cet hiver. Je ne suis pas seule à avancer dans l'existence, Dieu merci ! Incorrigibles galants, les hommes de ma vie m'accompagnent au fil des ans. Sauf toi, vieux farceur, qui n'a pas attendu de connaître Margaux en quadragénaire.

Viendraient-ils ? Je ne te cache pas que ce soir, cette question me pèse. Auraient-ils envie de me revoir, malgré nos épreuves, malgré nos défaites ? Un ex, c'est avant tout l'échec d'une histoire d'amour. Une histoire d'amour laisse des traces.

Regarde au fond des mes yeux et tu découvriras l'estampille de chacun d'entre vous. Toi, tu as donné à mon regard la profondeur née d'une compréhension musicale que je n'avais, à ton époque, pas entièrement mesurée. Aujourd'hui, je sais que si je ne t'avais ni connu, ni aimé, je n'aurais pu exercer ce métier avec la même certitude, la même force.