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Sur la première page, je découvris le portrait un peu mélancolique qu'un photographe du journal était venu prendre le jour de l'interview, et ces mots, en grosses lettres : « Tout pour la musique : l'intimité solitaire de Margaux L., la chef des chefs. »

Écoute la suite : « On la voit rarement de face, ce qui est dommage, car le visage de “la” chef d'orchestre Margaux L. reflète tout son talent. Plutôt petite, très mince, on a au premier abord du mal à croire que ce brin de femme est à la tête de l'orchestre de P. depuis deux ans.

« Mais ses yeux brillent parfois avec la dureté du silex, et sa poignée de main n'a rien d'apathique. Installées dans son salon clair donnant sur le boulevard bruyant d'un quartier populaire (“J'ai toujours voulu habiter par ici, cet arrondissement me rappelle celui de mon enfance”), nous avons effleuré ses projets. Elle a été appelée à diriger le cycle des cinq concertos pour piano de Beethoven à l'opéra de V. : “Un bonheur immense, et beaucoup de travail…” (d'autant plus qu'elle va jouer et diriger de son piano le cinquième, dit L'Empereur) et vient de présenter au Théâtre du C. une version contestée mais très applaudie du Magnificat de Bach.

« Notre conversation prit alors une autre tournure. Voilà que le regard vert devient rêveur en évoquant Maximilian U., le grand chef d'orchestre qu'elle appelle cavalièrement “Max”. De ce personnage de légende qui la fit débuter voici vingt ans, elle murmure : “Je pense souvent à lui. Il me manque. Il m'a tant donné, tant appris.”

« Malgré l'aura de gloire qui commence à se tisser autour d'elle, Margaux L. garde les pieds sur terre. Deux seules choses lui importent, son fils de cinq ans, et la musique : “Les trésors de mon existence.” En dépit de sa vie trépidante et de ses nombreux voyages, la solitude se devine sur ses traits. On sait qu'elle a divorcé de son mari, avocat, et qu'elle a perdu son frère dans un accident de la route, voici cinq ans.

« On sait aussi que si elle n'aime pas parler de sa vie privée, elle est en revanche intarissable en ce qui concerne Bach et Beethoven. Son cher Ludwig van B. confia à ses Carnets Intimes : “Prenez place dans ma chambre, portraits de Haendel, de Bach, de Gluck, de Mozart, de Haydn ! Vous seuls pouvez m'aider à accepter mes souffrances.”

« On eût pu croire cette confidence sortie tout droit de la bouche de Margaux L. »

Si je devais te décrire des moments heureux passés avec lui, ce seraient ceux qui suivirent nos retrouvailles. Manuel avait changé, modifiant son intransigeance en une affection tangible. Quant à moi, je n'étais plus la créature soumise d'antan ; les responsabilités grandissantes de mon métier avaient forgé une maturité capable d'effacer tout asservissement. Il continuait à me vouvoyer ; en revanche, je lui disais « tu ». Tutoyer Manuel définissait la garantie de ma nouvelle indépendance. C'était un privilège qu'il acceptait en toute impunité.

Au lit, il n'était plus mon maître. Là aussi je m'étais dépouillée pour toujours d'une ancienne docilité, et je goûtais pour la première fois à une satisfaction inconnue : ma capacité d'arracher à cet être réservé des gémissements de plaisir. Le voir s'abandonner sous l'effet de mes caresses me procurait la plus grande des voluptés ; ainsi j'appris à connaître les coins et les recoins de ses désirs. La tendresse ne venait qu'après nos ébats, discrète, sur la pointe des pieds, pour s'envoler aussitôt.

Nous n'étions pas encore des amants tendres, comme toi et moi. Grisée par le jeu pervers auquel nous nous livrions chaque jour davantage, en repoussant les limites de notre soif d'aimer, j'ai cédé à certaines de ses exigences. J'obtenais en retour un gage, auquel il fallait qu'il se pliât. C'était une drôle de façon d'aimer, en vérité.

Grâce à lui, j'eus un aperçu initial – et formateur – des abîmes (oserais-je dire bas-fonds ?) de la sexualité masculine. Manuel aimait les femmes d'un appétit démesuré. De son plein gré, il m'a laissée pénétrer le domaine interdit de ses fantasmes, à mes risques et périls. Longtemps je me suis demandé si j'en étais sortie indemne.

Je connus avec lui les boutiques des quartiers chauds de la capitale, là où le sexe sous toutes ses formes était à vendre ; il se promenait dans les rayons, s'attardant sur un objet, une photographie, un gadget, avec une expression amusée. Je connus avec lui ces établissements équipés de cabines étroites, où il visionnait des vidéos pornographiques avec un détachement apparent, hormis le froncement incontrôlé de ses sourcils, signe qui trahissait son excitation. Il n'avait alors qu'à me regarder pour que je comprenne comment assouvir chacune de ses envies.

Je garde enfouis en moi, dans une boîte de Pandore verrouillée, des images furtives de corps imbriqués et de bouches avides, ainsi que le souvenir de lieux de passage nocturnes envers lesquels il nourrissait une obscure inclination, où une dose d'amour vénale se troquait contre quelques billets froissés, et où des créatures de la nuit, ramassées au coin d'une rue, au sexe parfois incertain, se soumettaient à sa volonté devant mon regard consentant.

Nous ne parlions guère de Nadège. En fait. Manuel et moi parlions peu, alors qu'avec toi, en discutant des nuits entières, nous avons refait le monde. Que faisions-nous alors, demandes-tu ? J'ai beaucoup voyagé à ses côtés. Si d'aventure un concert m'emmenait dans un pays étranger, il s'arrangeait pour me rejoindre quelque temps. Si je disposais de quelques rares jours de liberté octroyés par Karl R., il me faisait la surprise de me faire découvrir une ville inconnue, une région nouvelle.

Ainsi, une foule d'endroits me rappelleront toujours Manuel, comme cette province entre B. et V. où des villages fortifiés se hérissent le long de vignobles vallonnés. Notre amour y avait un parfum de lavande et d'huile d'olive, et le goût âcre du vin du pays, chauffé par le soleil. Je pourrais te parler d'un hôtel à l'orée d'un parc royal, dans la ville de Louis XIV, où nous nous sommes aimés quelques jours pluvieux dans une suite de luxe, et d'une auberge donnant sur une longue plage pâle où des enfants ramassaient des coquillages à marée basse.

Manuel m'apprit à aimer et déguster le bon vin. Grâce à lui, je découvris l'art et la manière de bien boire, de décrypter une étiquette, de soumettre un vin aux trois épreuves de vérité, celle de l'œil, du nez et de la bouche, exercices qui menaient souvent à d'autres interludes licencieux. Grâce à lui, je sus reconnaître un margaux d'emblée, d'après sa voluptueuse robe cerise, son bouquet velouté à la pointe épicée, son palais soyeux et puissant.

J'aimais l'écouter parler des nuances de la robe d'un vin : pivoine, rubis, pourpre, grenat, violet ; de son intensité, son éclat, sa limpidité ; puis de son odeur fruitée ou fleurie, épicée ou végétale, balsamique ou animale ; j'aimais enfin le voir goûter le vin et me faire part de ses impressions. L'attaque réveille les sens, murmurait-il, un verre à la main, l'autre main remontant lentement le long de ma cuisse, c'est un vin tout en rondeur qui glisse bien et qui laisse une bouche fraîche, et c'est sans surprise – doigts habiles se débarrassant d'entraves vestimentaires – que son palais est ample, délicat – caresses se faisant plus précises –, son bouquet est expressif, complexe à souhait, ce qui nous invite à le déguster jeune, sans trop attendre… Afin de profiter pleinement de ses arômes prometteurs…

Il aimait les belles choses, les objets rares. En sa compagnie, je connus l'ambiance électrique des grandes salles de ventes où, à coups de rictus élégants et imperceptibles à tous sauf au commissaire-priseur, il se mesurait à d'autres collectionneurs pour obtenir un œuf guilloché de Fabergé, une toile de maître ou un lot de livres anciens aux reliures précieuses.