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C'est Manuel qui m'a transmis cette passion de fouiner à la recherche d'un trésor enfoui, caché parmi d'autres objets plus humbles ; de lui je tiens le goût des brocantes, des antiquaires, des vide-greniers. C'est encore lui qui m'apprit à marchander, faisant crisser dans une poche quelques billets pour mieux appâter un marchand récalcitrant.

Je mentirais si je te disais que la fortune de Manuel n'avait guère d'importance. À cet âge-là, l'argent m'impressionnait encore. N'oublie pas mes origines modestes. La valse fastueuse qu'il fit tournoyer autour de moi me monta à la tête, comme à toute autre fille de mon âge.

Ne te méprends pas, Manuel plaisait aux femmes, mais pas uniquement à cause d'un portefeuille bien garni. Il possédait en outre un charme subtil dont il savait se servir. C'était un dangereux séducteur ; peu de femmes ont dû lui résister. M'aimait-il ? Je le pense, à sa façon. Mais « je vous aime » ne figurait pas ans à son vocabulaires il ne supportait pas qu'on lui réclamât ces mots-là. Son amour s'exprimait par le biais d'un sourire, un regard, un geste, un cadeau. Je porte encore une bague qu'il m'a offerte, un anneau de bronze d'époque romaine, datant du Ve siècle. À l'intérieur, on y lit ces deux mots gravés, usés par la patine du temps : Carpe diem.

Cette époque dorée s'étira sur trois ans. Il m'eût été doux de prolonger sa saveur de miel épicé en te racontant d'autres souvenirs heureux. Tout bonheur est fugace. Je le sais, maintenant.

Pendant la dernière année de notre amour, Manuel, je le croyais, m'appartenait. Il était marié à Nadège, mais cela n'entravait pas notre intimité. J'avais emménagé dans un trois-pièces boulevard R., et Manuel, bien que vivant officiellement à B., passait au moins deux nuits par semaine avec moi. Je ne lui posais aucune question sur comment il organisait cette double vie. C'était un homme ingénieux. Il savait faire.

Nous menions une vie de couple, en quelque sorte. Dans mon appartement, il laissait des affaires, du linge, des objets de toilette. Lorsque je me sentais seule, il me suffisait de regarder sa brosse à dents côtoyant la mienne, son rasoir, le flacon de son eau de toilette sur l'étagère pour me dire qu'il allait bientôt me revenir. Et lorsque je rentrais fourbue d'une répétition ou d'une tournée, dès que j'arrivais dans le hall de l'immeuble, je savais qu'il m'attendait, car son odeur flottait dans la cage d'escalier comme la plus belle des promesses.

Durant cette dernière année, je connus avec lui un plaisir sensuel jamais retrouvé. Notre amour devint enfin tendre, profond, magique. Manuel répondait à toutes mes envies, et du bout de son sexe, de sa langue, de ses doigts, de ses cils, de son nez, il me semblait qu'il butinait mon âme, se nourrissait de mes cellules grises, se délectait de mes neurones, et je m'abandonnais tout entière à ce plaisir, me sentant différente et enfin moi-même.

Manuel, lui, ne se donnait pas à cent pour cent. Insaisissable, il était une île mystérieuse, un château fort au pont-levis remonté, ce qui le rendait à mes yeux plus séduisant, plus inaccessible encore. Je ne le posséderais jamais. Mais je crois pouvoir t'affirmer qu'il m'a donné, en ces moments-là, plus qu'il n'a jamais offert à aucune autre femme.

À la suite d'un oubli de pilule, je me suis retrouvée enceinte. Je pensais que Manuel serait fier d'avoir un enfant, puisque Nadège ne lui en avait pas donné. Cette dernière avait accepté notre liaison, mais elle jouissait d'un étrange pouvoir sur son mari, dont j'avais sous-estimé l'importance. Manuel n'eut pas, à l'annonce de ma grossesse, la réaction que j'espérais.

Il me demanda si je l'avais fait exprès. Bouleversée, je lui répondis que non, qu'il s'agissait d'un accident. Il prit son carnet d'adresses, chercha un numéro, puis me le tendit, m'ordonnant de téléphoner sur-le-champ de sa part à un ami médecin qui s'occuperait de l'avortement.

— Vous ne voulez pas de cet enfant ?

Sous l'effet de l'émotion, je le vouvoyais à nouveau. Il trouva ma question idiote. Je lui demandai pourquoi. Il eut un rire amer :

— Parce que j'ai déjà trois enfants.

Mes jambes ont flageolé, j'ai dû m'asseoir. Incapable de prononcer un mot, je le contemplais, hagarde. Je crois qu'il eut pitié de moi.

Il m'annonça qu'il s'était marié deux fois avant Nadège, et qu'il avait une fille de mon âge issue d'un premier mariage, qui vivait avec sa mère aux États-Unis. Sa deuxième femme lui donna deux fils, âgés aujourd'hui de quinze et seize ans. Il la quitta pour Nadège, et le divorce, cette fois, fut sanglant. Les enfants en souffrirent. Il ne les avait pas revus depuis six ans, la durée de son troisième mariage. Quant à Nadège, elle était mère d'une fillette de huit ans. Celle-ci habitait en Suède, avec son père.

Il n'était donc pas question pour lui d'avoir un autre enfant. De son discours qui ne fit qu'accroître mon désespoir, je retins une phrase mémorable : « Je vous rappelle que je suis un homme marié. »

J'ai regardé l'épaisse alliance de platine qui devait être gravée du nom de Nadège. Une tristesse amère fit poindre quelques larmes dans mes yeux. Aveuglée par ma naïveté, j'avais cru connaître cet homme depuis trois ans. Il n'en était rien. Des pans entiers de sa vie m'étaient dérobés.

Il ne me restait plus qu'à affronter l'avortement, seule. Mieux vaut t'épargner les détails de l'intervention. Je te dirai sans façons qu'elle a laissé des traces profondes, et que je pense souvent à cet enfant devenu ange, qui serait un adolescent aujourd'hui. Je n'en ai jamais parlé à Pierre. Comment prendrait-il la nouvelle de cet avortement caché si Manuel se laissait aller à une gaffe retentissante lors de mon dîner ? Redoutant l'irascibilité notoire de mon ex-mari, je préfère ne pas y penser.

Après l'anesthésie générale, lorsque j'ouvris les yeux, Nadège se tenait assise près de moi. Elle lisait. Je ne l'avais pas revue depuis l'épisode de Saint-J.

Elle portait un ensemble grège qui mettait en valeur sa silhouette mince. Ses cheveux blonds semblaient plus longs, attachés sur sa nuque avec un catogan noir. J'ai détaillé ses jambes dorées par le soleil, ses mains hâlées, ses pieds fins. Elle était belle. Que faisait-elle là ?

Sentant mon regard sur elle, elle leva les yeux et posa son livre. Elle voulut savoir comment je me sentais. Sa gentillesse m'étonna. Incapable de lui répondre, je laissai deux larmes couler le long de mes joues. Elle les essuya, me disant de ne pas pleurer, que j'oublierais, avec le temps.

En me redressant dans mon lit, une douleur vive jaillit de mon bas-ventre, m'arrachant un gémissement. Je lui demandai en grimaçant la raison de sa présence. Elle m'apprit que Manuel n'avait pu venir, et qu'il ne souhaitait pas que je fusse seule. Je trouvai plutôt comique qu'il envoyât sa femme et fus tentée de rire, mais mon ventre endolori m'en empêcha. Elle me contempla quelques instants avec une bonté que je ne lui connaissais pas.

— Je t'ai apporté une lettre de lui.

Elle me tendit une enveloppe. Puis elle se leva, m'adressa un sourire étonnamment complice, et partit, laissant derrière elle un effluve ambré qui imprégna longtemps la pièce. Je ne l'ai plus jamais revue.

J'ai gardé cette lettre comme une relique. C'était ma première lettre de rupture.

Margaux,

Je crois vous avoir offert un jour une bague ancienne gravée d'une locution latine qui me tient à cœur tant elle résume mon mode de vie.

Mais si certains bonheurs, glanés çà et là au fil du hasard, furent agréables de façon éphémère – vite récoltés et vite oubliés –, d'autres, comme ceux que vous m'avez donnés, subsistent de façon singulière comme un parfum tenace.