Je suis retournée à T. depuis, avec Pierre et Martin, pour découvrir que la station balnéaire désuète de mon enfance n'existait plus. À la place du petit port paisible et de la plage dorée se hérissent des bâtiments modernes, et une digue de béton balafre l'horizon d'un trait dévastateur.
Le prénom « Vincent » fait resurgir ces lointaines escapades à cinq ; je revois Mathilde, protégée par son chapeau de paille, un livre à la main ; je revois mon père offrant son visage buriné au soleil, et maman s'affairant à enduire mon dos laiteux d'une couche d'écran total, ce qui n'empêchait pas les rayons meurtriers de brûler ma peau.
Vincent, lui, était déjà loin, ne tenant pas en place, chef de bande d'une meute de chenapans débridés semant la zizanie sur la plage. De temps en temps, mon père, excédé, les rappelaient à l'ordre, tandis que de derrière ses lunettes noires à la Jackie O., les prunelles de maman ne quittaient jamais la silhouette malingre de son fils.
Lorsqu'elle était revenue de la clinique avec un nourrisson mâle dans les bras, le portant comme le plus précieux des cadeaux, le plus extraordinaire des trophées, Mathilde et moi, à dix et douze ans, avions d'emblée compris que si notre mère aimait ses filles d'un amour raisonnable et placide, elle adorait son fils d'une passion amoureuse.
Adolescente, je m'étais fait la promesse de ne jamais préférer un fils à une fille. Je n'ai qu'un enfant, mais si d'aventure j'ai le bonheur d'avoir une fille, je sais d'avance qu'il n'y aura aucune préférence dans mon cœur. Je t'avoue que je rêve de donner une sœur à Martin, petite princesse rousse, fillette gracile au rire espiègle qui saura illuminer (comme son frère aîné) ma vie et ma musique.
Maman s'en est allée sur la pointe des pieds, peu après la mort de son fils, incapable d'affronter le reste de sa vie sans lui. D'une grand-mère qu'elle ne connaîtra jamais, ma future fille héritera peut-être la beauté de son regard lapis-lazuli, et la sagesse retenue de son sourire.
Avec le recul qu'apportent les années, je me doute que Vincent a dû souffrir de l'amour étouffant de maman, mais il est parti trop tôt pour pouvoir en parler. Parce que Vincent avait dix ans de moins que moi, je le considérais comme le « petit dernier » et m'étais peu intéressée à lui, le trouvant bruyant, désordonné, gâté. Parce qu'il n'avait rien d'un mélomane, et moi, peu du garçon manqué dont il rêvait, nous grandîmes sous le même toit, mais chacun de notre côté. Tandis que je vibrais de passion à Rome, il fêtait ses dix ans et passait pour l'élève le plus turbulent de sa classe. À la puberté, alors que ses traits adoptèrent une apparence moins enfantine et qu'il dépassa d'une tête notre père, son tempérament farceur ne s'atténua pas pour autant ; Vincent aimait plus que tout s'amuser.
Je m'étais souvent agacée de cet hédonisme épuisant. À présent, je t'avoue que sa nature enthousiaste et sa candeur ensoleillée me manquent. Il avait d'un jeune chien l'enjouement increvable que je retrouve chez mon fils.
La vie est ainsi faite ; lorsqu'elle nous prive à jamais d'un être aimé, elle nous rend quelque chose de lui incarné chez un autre. Il y a du Vincent dans Martin, pour mon plus grand bonheur.
La dernière fois que je vis Vincent, il se réjouissait d'être oncle. Il n'a jamais connu Martin.
Grosse de huit mois, chancelante sur le bras de Pierre, ne pouvant pas regarder mes parents accablés de douleur, j'ai vu le cercueil contenant le corps de mon frère descendre dans le caveau familial, et mon ventre triomphant qui portait une nouvelle vie me parut plus lourd encore, obscène en cet endroit de deuil.
Auparavant, venue sur le lieu de l'accident avec Mathilde, j'avais contemplé les restes de la voiture, broyée par un camion fou sur la route des vacances.
C'était donc là, sur cette nationale banale, grise, bordée de stations-service et d'hypermarchés, là où l'asphalte montrait quelques traces de pneus à peine perceptibles, que Vincent mourut par un après-midi de juin.
Ce fut Pierre qui m'épaula, Pierre qui m'aida à tenir le choc, rendu encore plus pénible par le dernier mois de ma grossesse. En y repensant, je crois pouvoir t'affirmer que si j'ai aimé Pierre, ce fut lors de ces moments douloureux.
Je connais maintenant la fragilité de la vie, j'ai compris que l'on pouvait, en quelques secondes, passer du bonheur au malheur.
Pierre
Andante, ma non troppo
Je suis comme le roi d'un pays pluvieux.
Charles Baudelaire, « Spleen ».
J'avais eu besoin des services d'un avocat, à la suite d'un litige avec une maison de disques. On me conseilla Pierre M., réputé pour être brillant, aussi demandai-je à le rencontrer. Je me suis trouvée devant un homme de mon âge, à la calvitie précoce, aux yeux noirs, et aux longues et belles mains. Maître M. avait un esprit étincelant, une éloquence remarquable et le sourire rare. Il me parut froid, professionnel et intelligent. En quelques semaines, il régla mon affaire, et me demanda une somme exorbitante.
Après m'être renseignée sur les honoraires exigés envers ce type de dossier – pour constater qu'il les avait doublés –, je me rendis à son cabinet. Il m'écouta sans ciller, index et majeur droits posés sur sa lèvre inférieure.
— Je coûte ce prix-là parce que je suis un des meilleurs, dit-il enfin, d'une voix posée que je jugeai prétentieuse.
Je sors mon chéquier de mon sac et le posai sur la table, afin de rédiger deux chèques à son ordre.
— Cela ne vous dérange pas que je vous règle en deux fois ?
Il répondit par la négative. Une fois remplis, je lui tendis les chèques ; il les prit, les regarda, tandis que ses yeux semblaient s'adoucir. Il dit alors être convaincu que les chefs d'orchestre gagnaient bien leur vie. Je me levai, le saluai sèchement et lançai, au moment de franchir le seuil de son bureau :
— Détrompez-vous, maître. Un chef de mon calibre, cela gagne encore beaucoup moins qu'un avocat du vôtre. Espérons qu'un jour, cela s'inversera.
Je claquai la porte si fort que sa secrétaire sursauta.
Le lendemain matin, il me renvoya par courrier un des chèques, avec ce mot :
Maitre M. serait heureux que Madame le Chef lui pardonne sa présomption en acceptant de dîner avec lui, à sa convenance.
Je travaillais sans relâche. À trente-trois ans, j'étais depuis quatre ans chef permanent de l'Opéra de C., et la musique, ma musique, celle que je voulais faire connaître, prenait tout mon temps. Autour de moi, mes amies se mariaient, avaient des enfants ; j'étais la seule célibataire. Mais je n'en souffrais point ; le désir d'avoir un bébé, de me marier, ne se manifestait pas, ou peu.
Quand je fis la connaissance de Pierre, à trente-cinq ans, je me trouvais à une période charnière de ma vie. Ma carrière prenait une ampleur nouvelle, m'apportant joies et succès ; cependant, je ne me sentais pas heureuse. Une insatisfaction indéfinissable me tourmentait. Depuis Manuel, je n'avais pas aimé. Cela faisait dix ans que j'accumulais des aventures galantes glanées au hasard de concerts donnés aux quatre coins du monde ; interludes agréables vite consumés et vite oubliés.
Au fond de moi se tapissait une envie inavouable et surprenante ; celle d'avoir un bébé. J'observais à la dérobée femmes enceintes, mères de famille tenant par la main leur progéniture ; je me penchais sur des landaus pour admirer malgré moi une frimousse emmitouflée, et il me venait, du plus profond de mes entrailles, un désir puissant, plus fort encore que la faim ou la soif, celui de serrer un doux paquet chaud dans mes bras, de bercer contre mon sein un petit être qui aurait grandi en moi, nourri de mon corps.