Lorsque je dînai pour la première fois avec Pierre, il me vint assez vite à l'esprit que cet homme cultivé et racé ferait un bon père. La plupart des hommes se méfient, à juste titre, d'une célibataire de trente-cinq ans, se doutant qu'elle remuerait ciel et terre pour qu'on lui passât la bague au doigt.
Ne te méprends pas, je n'avais rien d'une future épouse intéressée ; je cherchais tout simplement le géniteur idéal, car l'idée de me marier m'effleurait à peine. Piégée par l'avancée du temps, je désirais un enfant maintenant, et non dans cinq ans. Je me sentais prête à l'élever seule. Un mariage, aussi brillant qu'il fût, ne m'importait guère.
Je fus surprise d'apprendre que malgré son apparence bourgeoise, son air de « jeune homme de bonne famille », Pierre venait d'un milieu aussi modeste que le mien. Il s'était façonné une contenance dédaigneuse pour les besoins de sa profession, et sous le masque de l'avocat pressé, je découvris un garçon plutôt drôle, à l'humour noir, et dont l'esprit vif me charma.
Lorsque Pierre daignait sourire – chose rare ! –, c'était comme un soleil sortant d'un gros nuage gris ; tout son visage s'illuminait, ses yeux brillaient, et il perdait dix ans. Et quand Pierre se fâchait – chose fréquente –, il valait mieux se mettre sous abri. J'eus un premier aperçu de sa terrible colère peu de temps après notre deuxième dîner.
Il venait de perdre une affaire importante. Je devais reprendre certaines pièces de mon dossier, et en passant la tête derrière sa porte, lorsque je vis un faciès blafard aux narines frémissantes, un regard noir comme l'œil d'un cyclone, j'hésitai avant d'entrer dans son bureau. Mais il m'adressa un signe impatient, m'ordonnant de m'asseoir. Je m'exécutai. J'ai compris cet après-midi-là ce que voulait dire l'expression « ivre de rage ». Incapable de rester immobile, il ne parvenait pas à maîtriser sa colère. Impuissante, je restai assise devant lui à attendre la fin de l'orage.
J'ai appris, depuis, à me méfier de ce nez qui subitement se pince, de ces lèvres qui s'amincissent, de ces yeux qui s'assombrissent. Il n'avait jamais encore levé la main sur moi, mais, étrangement, j'eusse préféré qu'il me battît, qu'il me frappât, car arborer un œil au beurre noir ne m'aurait pas effarouchée ; j'eusse trouvé cela moins douloureux que les bleus à l'âme et les coups au cœur qu'il distribuait avec une ingéniosité perverse. Cet homme-là était le champion hors pair de l'injure la plus cinglante, de l'algarade la plus cruelle ; seul être au monde capable en quelques boutades lapidaires, de me réduire à néant.
Mais voilà que j'exhume les mauvais souvenirs avant même de t'avoir livré les bons. Il serait injuste de te dépeindre Pierre ainsi. À moi de rectifier le tir.
En acceptant, il y a un an, de diriger ce prestigieux cycle Beethoven, j'avais conscience de faire une petite folie. Pourquoi m'avait-on choisie, moi qui fus longtemps considérée une « baroqueuse » ? Ce genre d'offre ne se refuse guère ; tu le sais bien. C'est toi-même qui me dis, à Rome :
— Ne te laisse pas enfermer dans une catégorie, bats-toi pour qu'on ne te colle pas d'étiquette redoutable à enlever. Dirige sans complexe tout ce que tu comprends, tout ce que tu veux faire comprendre.
Tes collègues de l'Opéra de V. ont dû avoir le même raisonnement que toi ; il leur fallait un pianiste capable de jouer tout en dirigeant un orchestre. J'imagine que ton ancien rival, Wolfgang B. (toujours fidèle à l'orchestre de V., et de surcroît un de mes détracteurs favoris) dut ravaler son fiel à l'annonce du choix final.
Il est toujours émouvant pour moi de jouer là où tu as dirigé, de flairer ta trace sur les scènes mythiques où tu goûtas à tes plus beaux triomphes ; j'aime aussi l'atmosphère de ces loges un peu vieillottes, aux murs défraîchis, aux penderies embaumant la naphtaline, et en me contemplant dans la glace, j'ai conscience que ce même miroir a dû refléter ton visage.
À force de travailler depuis près d'un an la partition pianistique de L'Empereur, j'eus un déclic. La sage Marguerite Y. avait raison ; auparavant, je n'étais pas prête. À présent, je saisis Ludwig à bras-le-corps. Je ne le crains plus, même s'il m'est étrange de diriger assise à mon piano, sans baguette.
Te souviens-tu de la note écrite par Beethoven en marge de ses esquisses : « Chant de triomphe pour le combat ! Attaque ! Victoire ! » L'Autriche et la France, en 1810, étaient de nouveau en guerre, ce qui explique, comme tu le sais, le caractère grandiose et martial de l'œuvre. Mais contrairement à toi qui as toujours aimé la diriger à la hussarde comme on mène une armée victorieuse, je voudrais atténuer sa puissance militaire sans en diminuer l'éclat ; en vérité, j'aimerais mettre en valeur, dès le premier mouvement, dès le départ audacieux du soliste où le piano devient partie intégrante de l'orchestre, l'expression de douceur, de chaleur humaine et de volupté latente qui transparaît à mes yeux, et qui m'interpelle au-delà du reste.
Auparavant, je n'avais pas saisi à quel point Beethoven adresse à chacun d'entre nous un message personnel. Toi, tu savais depuis longtemps comment il souligne de passion sa musique, se servant des pulsations de son cœur comme métronome, imprégnant de pathétique le moindre accord avec une éloquence simple et directe. D'aucun autre compositeur, je n'ai reçu cette impression de lutte fiévreuse, d'ardeur intérieure, de frémissement secret.
Si écouter la musique est une aventure, tu sais bien que la diriger en est une autre. L'aventure que je vis aujourd'hui avec Beethoven, à l'aube de mes quarante ans, me dévoile pour la première fois la modernité surprenante de son œuvre, ses contrastes, sa sensualité, ses couleurs, ses silences, son opacité, sa lumière ; et il me semble qu'il a, comme aucun autre, su instiller le bacille du romantisme dans mon sang.
On me demande souvent à quoi je pense en dirigeant une musique que j'aime. Il n'est pas facile de répondre avec précision. En répétant en ce moment l'adagio de L'Empereur – que tu exécutais vite, « sans traînasser », alors qu'il me plaît étiré, langoureux –, plusieurs rêveries m'effleurent, et ces quelques vers de Byron (jamais traduits, à ma connaissance) que je déclame intérieurement d'un anglais hésitant :
There is a pleasure in the pathless woods,
There is a rapture on the lonely shore,
There is society, where none intrudes,
By the deep sea and music in its roar1.
Je songe aussi à l'homme secret et solitaire dont j'interprète la musiques au drame de sa surdité croissante, à cette lettre qu'il écrivit à son Immortelle Bien-Aimée, et je l'imagine traçant pour une fois des mots au lieu de notes, et ces mots en particulier :
Toi-toi-ma vie-mon tout.
Ces derniers temps, dès les premières mesures de l'adagio, il m'arrive souvent de penser à Hadrien, là où les cordes prennent leur envol douloureux et poignant, juste avant la tombée des premières notes de mon piano, douces et belles comme des petites gouttes de pluie.
Je repense à ce petit déjeuner avenue de l'O., où il me parla de la perte de son travail, puis de la femme qui l'avait quitté. Je lisais sa douleur dans ses yeux aux paupières gonflées par une nuit blanche, et je souffrais d'une bizarre jalousie, alors que je connaissais à peine cet homme.
À nouveau, l'étrange intimité que je t'avais décrite s'installa entre nous, fragilisant tout aplomb. Je ne désirais pas qu'il me vît ainsi ; j'eusse préféré lui donner une image plus forte et plus volontaire de moi-même, mais je ne pouvais que l'écouter, comme démunie. À la fin de notre repas, il me dit, avec le premier sourire de la matinée :