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Je tournai la page. Installée dans un nouvel appartement à l'est de la capitale, je fus enchantée par ma nouvelle solitude.

Puisque chacun d'entre vous me rappelle une musique, cela ne t'étonnera pas d'apprendre que celle de Pierre n'est autre que le premier mouvement du trio n °5, Des esprits ; une des œuvres les plus brillantes et les plus noires jamais écrites de la main de Beethoven.

Il me reste de lui une lettre, celle qu'il laissa en quittant l'appartement.

Margaux,

Je suis parti, avec tout ce qui m'appartient, sauf Martin, que je vais désormais devoir apprendre à partager avec toi. Il est, après tout, malgré tout, notre fils, celui que tu m'as donné. Il te ressemble trop pour que je puisse parvenir à t'oublier. J'ai retenu la morale de l'histoire : ne jamais tomber amoureux d'une musicienne, moins encore d'une chef d'orchestre. Parce que tu domines du haut de ton pupitre une centaine de musiciens qui ne dépendent que de toi, il te plaît de croire que c'est la même chose en amour. Parce que ton métier est nimbé du mythe de la virilité, tu te crois tout permis, depuis que tu as goûté à sa puissance. Je te crois incapable d'apporter du bonheur à un homme, car tu es venue sur terre pour une autre mission : diriger un orchestre, chose que tu fais avec génie. C'est un métier de célibataire. Le silence que tu sais si bien faire en toi est un supplice pour ceux qui ont la folie de partager tes jours et tes nuits. Tu t'es fait un nom. Tu es célèbre. Tu le seras encore davantage avec les années. Mais ta vie amoureuse sera un enfer pour celui qui osera t'aimer.

Prends garde, Margaux. Si tu maltraites ainsi ceux qui t'aiment, la vie ne sera pas tendre avec toi.

Pierre.

Hadrien

Scherzo vivace

Cette voix qui perle et qui filtre,

Dans mon fonds le plus ténébreux.

Charles Baudelaire, « Le chat ».

Qu'est-ce qui rend un visage parmi tant d'autres irrésistible au premier regard ? J'aime sans retenue les traits d'Hadrien ; l'envolée des sourcils, la saillie des pommettes, l'avancée du menton. Je suis gourmande de son sourire, de chaque battement de ses paupières, de la petite veine bleue qui vibre à sa tempe. Il se dégage de lui une odeur de papier d'Arménie et d'eau de Cologne, et je me demande à quoi doit sentir le creux de son cou, juste sous la mâchoire.

Je soupçonne parfois Hadrien de s'intéresser davantage à la musicienne qu'à la femme. Je ne dois pas être belle au travail. Jusqu'ici, cela ne m'a pas dérangée. Un homme grimaçant, transpirant sur une partition, passe encore, mais une femme… Le nôtre est un métier physique, auquel je me donne corps et âme. La plupart des gens ne mesurent pas l'énergie requise pour diriger un orchestre ; il ne suffît pas d'être debout sur l'estrade et d'agiter une baguette… Hadrien ferme-t-il les yeux lorsqu'il assiste à l'un de mes concerts ?

Lors de notre premier déjeuner, très vite j'eus l'impression que cet homme pouvait entendre mes plus grands secrets, que je pouvais tout lui dire de cette existence solitaire où je n'avais pourtant pas une minute à moi, tant la musique la remplissait.

Je me demande à présent si ce sentiment n'était pas une envie déguisée, celle de savourer l'ancienne complicité qui nous liait toi et moi, et que je n'ai jamais su retrouver. Alors que vous n'avez rien en commun – tu fus musicien, il travaille dans la publicité ; il a quarante-huit ans, tu en avais vingt de plus –, pourquoi Hadrien me fait-il tellement penser à toi ?

Peut-être cela vient-il du bien-être que je ressens en sa compagnie, de cette envie profonde de m'ouvrir à lui, de lui faire confiance, comme j'ai pu te faire confiance jadis ; peut-être est-ce tout simplement l'allégresse de son rire faisant écho au tien, ce rire magique qui m'a tant manqué.

Alors que je le quittais, Hadrien me dit qu'il désirait faire la connaissance de Martin. J'ai trouvé sa demande aussi étonnante que charmante.

Depuis le divorce, Martin ne m'a jamais vue avec un homme. Récemment, quand il m'a demandé pourquoi maman n'avait pas d'amoureux, j'ai répondu qu'elle avait beaucoup de travail et peu de temps pour en avoir. Ainsi, Martin s'est habitué à ce que sa mère fût seule.

En posant son regard sur Hadrien, venu lui dire bonsoir, Martin sembla étonné. Il répondit poliment aux questions de notre invité, lui montra sa chambre et ses jouets, tout en le scrutant d'un air songeur. Puis il prit un livre et voulut qu'on lui lise une histoire. Hadrien entama Cendrillon.

Le téléphone sonna ; je sortis de la chambre pour y répondre. C'était Claire, m'informant de plusieurs rendez-vous importants que je notai sur mon agenda. Tandis que je l'écoutais, les belles tonalités graves d'Hadrien racontaient comment Cendrillon perdit son escarpin de vair en s'enfuyant du palais.

À ce moment précis, la voix aiguë de mon fils s'éleva :

— Dis, tu veux bien être l'amoureux de maman ? Elle n'en a pas.

Retenant mon souffle, je tendis l'oreille. À l'autre bout du fil, Claire, que mon silence surprenait, me demanda si tout allait bien. Sa voix masqua celle d'Hadrien. Là-bas, dans la chambre, Martin et Hadrien chuchotaient à présent.

Lorsque j'eus fini ma conversation, je retournai vers eux, arborant une expression décontractée, comme si je n'avais rien entendu. Je leur trouvai l'air de deux conspirateurs. Après le départ d'Hadrien, en bordant mon fils, je tentai d'en apprendre un peu plus. Il me jeta un regard en biais avec un sourire au coin des lèvres.

— Mais c'est un secret, dit-il enfin. J'ai promis de le garder. Tu m'as toujours dit qu'il fallait tenir ses promesses, n'est-ce pas, maman ?

Il me laissa sans nouvelles pendant deux semaines. Ce fut un supplice. Fallait-il le rappeler ? Je me sentais troublée comme je peux l'être par une musique émouvante. J'avais perdu mes repères. Pourtant, c'était simple de le relancer ; il eût suffît d'un coup de fil, d'un petit mot.

Sais-tu qu'en m'endormant le soir, ma dernière pensée va vers lui, s'envolant au-dessus des maisons assoupies, jusqu'à son immeuble de l'autre côté du fleuve, où il doit dormir, lui aussi ?

Comme j'aurais aimé passer à travers les murs, pénétrer dans son appartement où je ne suis jamais allée, entrer à pas de loup dans sa chambre, fouiller son intimité, me familiariser avec ses objets, ses livres, ses vêtements, son écriture, ses habitudes.

Dort-il sur le ventre, en pyjama, comme toi ? Roulé en boule, en caleçon, comme Pierre ? Ou sur le côté, nu, comme Manuel ?

Je l'imagine sur le dos, bouche entrouverte, torse dénudé. Tant que l'on n'a pas regardé l'homme aimé dormir, on ne sait rien de lui.

Je fais un tour dans la salle de bains ; je touche les serviettes, le savon, le peignoir, sa brosse à dents. J'enfouis mon visage dans une chemise d'homme qui traîne par terre, imprégnée de son odeur.

Me voilà à présent dans la cuisine. J'ouvre les placards, je jette un coup d'œil dans le réfrigérateur, je tâte les fruits disposés dans un bol au milieu de la table, les fromages sous leur cloche de verre.

Que prend-il pour son petit déjeuner ? Je sais qu'il aime le thé ; il en avait commandé, avenue de PO., de l'Earl Grey fort et bouillant. Mais je ne me souviens pas s'il le boit sucré, avec un nuage de lait ou un zeste de citron. Je le connais si peu.

Dort-il encore avec son ex-femme ? Font-ils toujours l'amour ? A-t-il une maîtresse ? Dans mes rêves, il est seul ; cependant, dans la vie, l'est-il réellement ?