Выбрать главу

Ces questions me hantent. Après me les être posées, je me sens triste, comme en revenant de ces dîners, de plus en plus fréquents, où les femmes seules excèdent le nombre de couples ; des femmes de mon âge ou plus, divorcées, abandonnées ou veuves, des femmes sans homme qui dévisagent les hommes avec une faim terrible dans le fond des yeux, parce qu'elles ne supportent plus leur lit froid et le temps qui passe. Suis-je comme elles ? Hadrien a-t-il eu peur d'une faim décelée dans mon regard ?

Il est des mâles qu'on a envie de déguster comme on dévore à pleines dents un fruit juteux, et dont on jette ensuite le trognon avec insouciance. Je n'ai pas cette faim-là d'Hadrien.

Il m'inspire du désir, mais pas celui que tu crois. Il me donne envie d'une complicité amoureuse, d'une tendresse libertine ; il me donne envie de choses rares et belles ; et lorsque je me laisse aller ainsi à de folles et douces rêveries, il m'arrive d'entrevoir le visage mutin d'une fillette rousse aux yeux dorés.

Il y avait une raison à ce long silence : son déménagement. Ce détail m'avait échappé. Je reçus de lui une carte m'invitant à un verre pour fêter son nouvel appartement et un travail retrouvé, qu'il commençait le mois prochain. Là, je fis la connaissance de ses filles ; Julie ressemblait à la description qu'Hadrien m'avait faite de sa future ex-femme ; Margot possédait les yeux d'or de son père.

Il avait convié une cinquantaine de personnes. Plusieurs femmes, dont une ravissante blonde de trente-cinq ans, ne le quittaient pas du regard. J'avais oublié la façon dont un homme en instance de divorce est convoité, spectacle habituellement divertissant qui, ce soir-là, ne m'amusa pas. Plus la soirée avançait, plus je me persuadais que la blonde était la petite amie d'Hadrien.

Mon malaise s'amplifia tandis qu'elle lui prenait le bras, appuyait sa tête sur son épaule, riait à gorge déployée de tout ce qu'il disait. Quand un nouvel invité se présentait, elle lui faisait faire la visite de l'appartement avec une expression satisfaite de maîtresse des lieux.

Discrètement, je demandai à Margot qui elle était. Lorsqu'elle m'apprit qu'il s'agissait de sa tante Delphine, la petite sœur d'Hadrien, je retrouvai le sourire. Aveuglée par une jalousie inattendue, je n'avais même pas remarqué leur ressemblance.

Je suis restée tard, et fus la dernière à partir. Delphine ramena les filles chez leur mère. En m'accompagnant à ma voiture, garée quelques rues plus loin, Hadrien me fit une autre demande surprenante ; il voulait me voir répéter à V. Tout d'abord, je fus tentée de lui dire non. Les répétitions, comme tu le sais, sont parfois difficiles, surtout lorsque le courant passe mal entre instrumentistes et chef.

Mes rapports avec le premier violon, Basile S., n'étaient pas des meilleurs. J'avais pourtant déjà travaillé avec lui, sans problème majeur. Même si j'appréciais sa virtuosité incontestée et l'étendue de son répertoire, cet astre ascendant commençait à avoir « la grosse tête ». Il n'y a rien de plus pénible qu'un premier violon gonflé de prétention. Je dus plusieurs fois lui faire remarquer – toujours poliment – que le chef c'était moi. Bien sûr, il n'appréciait guère mes rappels à l'ordre.

Devant l'insistance d'Hadrien, j'acceptai qu'il m'accompagnât à V. lors de mon prochain voyage. Ce fut chose étrange que de me rendre au travail avec un homme. Lorsque les yeux noirs de mon agent s'écarquillèrent en découvrant ce mystérieux accompagnateur, je mesurai la nouveauté de la situation. Claire ne voyait « mes » hommes qu'aux premières. Bien que je lui aie présenté Hadrien comme « un ami », elle esquissa un sourire entendu que je fis mine d'ignorer.

J'eus du mal, au tout début, à oublier qu'il était là. Tu imagines commentaires et chuchotements allant bon train, des cordes aux percussionnistes. Même Basile S. le vaniteux daigna jeter plusieurs regards inquisiteurs vers mon bel inconnu.

Puis la rigueur qu'exigeait Beethoven prit le dessus, et Hadrien s'estompa. Tapi dans un coin de la salle, ne perdant pas une minute d'une journée parfois laborieuse, il me découvrit en chef, face à mon orchestre de cent quarante musiciens, les mêmes qui, une dizaine d'années auparavant, avaient refusé ma présence ici parce que j'étais femme.

J'avais rendez-vous avec lui pour dîner, au restaurant de mon hôtel – où il s'était réservé une chambre. Lors de notre repas, j'entrepris de lui raconter mon dîner des ex, et comment l'idée m'en était venue. Une crainte fugace me traversa. Allait-il avoir la même réaction violente que mon père ? Me trouverait-il prétentieuse ou puérile ? Serait-il déçu par cet aveu incongru ? Je me sentais incapable d'affronter la désapprobation d'Hadrien.

Mais lorsqu'il voulut m'entendre parler de Manuel, de Pierre et de toi, je sus qu'il me comprenait et qu'il ne me jugeait pas. Ne m'étant confiée dans le passé qu'à des femmes, je n'avais jamais parlé ainsi d'hommes à un autre homme, ni dévoilé mon itinéraire amoureux. Il posa peu de questions et voulut savoir si ces trois hommes se connaissaient entre eux, si certains étaient amis. Je lui dis que non.

À la fin de l'histoire de Pierre, il me prit la main. Les siennes étaient un peu froides, à la peau lisse. Je ne m'attendais pas à ce geste, qui me surprit. Il le vit et lâcha aussitôt son étreinte. Je saisis alors la main qui venait de se dégager ; à son tour il eut l'air étonné.

Nous restâmes ainsi, mains nouées, silencieux. À quoi pensions-nous ? À ce premier geste amoureux ? À ce qui se tissait entre nous ?

Je t'avais parlé d'un sentiment blasé. Ce soir, il s'était envolé. Aucun homme ne m'avait bouleversée ainsi depuis une éternité ; à vrai dire, depuis toi.

Il fut le premier à rompre le silence, trouvant mon idée culottée et amusante, disant qu'il fallait avoir du cran pour assumer son passé ainsi. Puis il ajouta :

— Je voudrais que tu m'invites à ton dîner des ex. Cela me plairait de rencontrer les hommes qui t'ont aimée, et que tu as aimés.

Le « tu » inattendu me réjouit autant que sa proposition. Avec une expression de gamin farceur, il me proposa de faire croire aux deux autres qu'il était lui aussi un ex. Alors, entre deux fous rires, nous nous sommes inventé une passion mouvementée, une rupture effroyable, un froid passager, puis une amitié profonde et durable.

Il s'agissait de pouvoir parer aux éventuelles questions qu'un Pierre mal embouché ou un Manuel perfide pourraient nous poser. Ainsi débuta un questionnaire digne d'un interrogatoire de police, où nous devions livrer la vérité sur notre passé et notre présent ; il fallut ensuite retenir dates et lieux de naissance, signes astrologiques, (il me faut rajouter une assiette « Poissons » à mon dîner des ex), noms de nos parents, frères, sœurs et enfants.

Je voulus à mon tour l'écouter parler des femmes de sa vie, de celles qui avaient compté. Il était beau à voir, en parlant de ses anciennes amours. J'aime les gens qui ont un passé. C'est peut-être pour cette raison que j'ai souvent préféré les hommes plus âgés. S'il arrive que la jeunesse me charme, c'est la richesse d'une belle plénitude qui me séduit ; si d'aventure l'innocence d'un visage juvénile peut m'émouvoir, c'est encore l'intelligence d'un regard mature qui sait me captiver.

Devant la porte de ma suite, Hadrien m'embrassa sur les lèvres, avant de s'effacer dans l'obscurité du couloir. Son baiser fut court, et tendre. J'eusse aimé qu'il se prolongeât.

Cette nuit, des songes érotiques vinrent troubler la tranquillité de mon sommeil. J'ai rêvé de la texture exacte de sa peau, des quelques poils gris et noirs de son torse, de son abdomen plat, de ses fesses bombées.

Puis, de façon précise, j'ai rêvé de l'expression qu'il devait avoir au moment de jouir. L'acuité de cette image me réveilla. En ouvrant les yeux, je ressentis la sensation étrange et délicieuse de conserver la chaleur de sa semence en moi ; il me sembla désormais connaître la saveur secrète de sa salive et de son sexe.