Il n'était plus question de dormir. Je regardai ma montre : deux heures du matin. Un profond silence régnait. Dormait-il ? Rêvait-il, lui aussi ? Debout, j'enfilai sur ma nudité une robe de chambre en soie, passai une brosse dans mes cheveux, posai quelques gouttes de parfum sur mon cou et la naissance de mes seins.
Le couloir s'allongea devant moi comme un long tunnel. Je n'entendais aucun bruit. Le numéro de sa chambre m'échappait ; impossible de m'en souvenir. Je me rendis au rez-de-chaussée par l'escalier, pieds nus courant sur l'épaisse moquette bordeaux. Le hall était désert. Un coup d'œil sur le registre m'apprit que M. Hadrien H. dormait dans la chambre 307.
Au troisième étage, le cœur battant, j'entrouvris sa porte qui n'était pas verrouillée. Une petite lumière sur la table de nuit baignait la pièce d'une clarté rosée.
Hadrien n'était pas dans son lit. Stupéfaite, je contemplai les draps froissés ; ma main toucha l'oreiller, il était encore chaud. Je regardai dans la salle de bains. Personne.
Ou donc était-il passé ? Avait-il rendez-vous avec une autre femme ? Était-ce pour cette raison qu'il était venu à V. ? Je battis en retraite, désemparée, traînant les pieds jusqu'à ma suite.
Retranchée dans ma chambre, alors que je me glissai entre les draps, une main chaude vint se poser sur mon ventre. Étouffant un cri, je découvris Hadrien nu dans mon lit. Malgré l'heure tardive, pouvait-on encore s'enivrer de château-margaux ?
Il est coutumier de donner aux cyclones, aux tornades, aux tempêtes, des prénoms féminins ou masculins. Je ne me suis pas encore remise de l'ouragan Hadrien qui s'abattit cette nuit-là sur moi.
Les hommes, souvent, ne donnent rien d'eux-mêmes, ou si peu, pendant l'amour. Hadrien, généreux, ardent, réjouissant, était un cadeau.
Désormais, tu sais tout de mon itinéraire sentimental. Tu t'en doutes, c'est avec Hadrien que je voudrais être le soir de mon anniversaire. À plusieurs reprises, je fus sur le point d'annuler le dîner, mais je m'en empêchai, certaine qu'Hadrien aurait été déçu. Peut-être tient-il à rencontrer ces ex, comme si, du fond de leurs échecs, il devait puiser le secret de mon bonheur, de notre bonheur ?
Il faut que je te confesse autre chose, mon Max. Contempler Pierre et Manuel réunis pour la première (et peut-être la dernière) fois autour de ma table, avec celui dont l'histoire vient à peine de commencer, est de l'ordre d'un ancien fantasme, de ceux auxquels il est difficile de résister.
On dit que d'accomplir un de ses fantasmes est souvent décevant. Pourtant, il me semble que je ne risque pas grand-chose, à part un dîner tumultueux pour cause de mésentente profonde. Rien que l'idée de les voir ensemble m'émeut. Il va sans dire qu'être la seule femme présente me trouble encore davantage.
Quatre hommes, quatre notes.
Toi indubitablement un do première note de la gamme comme alpha est la première lettre de l'alphabet.
Manuel est un sol aux accents inquiétants, la dominante de la gamme de do.
Pierre est un long ré tourmenté.
Hadrien ne serait-il pas mon la, note de référence, celle dont un chef a besoin pour diriger un orchestre, celle qu'il me faut désormais pour apprendre à diriger ma vie ?
Nous y sommes, Max.
Aujourd'hui, 28 octobre, j'ai quarante ans. Tout est prêt pour le dîner des ex. J'ai mis de l'encens ambré à brûler dans mon salon. Manuel m'a envoyé un bouquet de fleurs que j'ai posé sur la cheminée. Écoute donc le menu, élaboré en fonction des appétits de chacun :
Œufs cocotte
Chateaubriand, aux pommes soufflées
Salade composée
Brie et roquefort
Gâteau au chocolat
Château-margaux 1982, premier grand cru classé
Vêtu de son plus beau pyjama, Martin m'a aidé à dresser une table magnifique. Voici le plan de table. Il y a une place pour Martin qui pourra rester un peu avec nous avant d'aller se coucher. Tu remarqueras qu'un carton à ton nom se trouve à ma droite, car j'espère bien que tu ne résisteras pas à l'envie de t'asseoir quelques instants à ma table, ni vu ni connu.
Martin
Hadrien Pierre
Margaux Manuel
Max
J'ai expliqué à mon fils que quelques amis venaient dîner pour mon anniversaire, dont son père, et Hadrien.
— Alors, il faut que tu sois très belle, décréta Martin.
Il a raison.
Mais comment s'habiller pour plaire à ces hommes aux goûts si différents ? Si Manuel aimait les tailleurs élégants, je savais que Pierre me préférait en jean et T-shirt. Quant à Hadrien, il m'avait un jour confié admirer les redingotes noires que je porte (en souvenir de toi) les soirs de concert.
Puisqu'il est vrai que j'allais ce soir, pour la première fois, être à la tête d'un quatuor à cordes dans l'intimité de ma salle à manger, j'optai pour la préférence d'Hadrien : un costume de scène fétiche composé d'une veste cintrée de velours noir, une chemise à jabot ivoire, un gilet de passementerie vert et un pantalon cigarette de gros grain noir. Me voilà prête à diriger une musique de chambre inédite, sans toutefois abuser du rubato.
Coiffure et maquillage me tracassèrent tout autant. Je connaissais mal encore les goûts d'Hadrien en la matière, mais je me souvenais que Manuel préférait mes cheveux attachés d'un catogan, et Pierre les aimait, comme toi, libres. Mon ex-mari me trouvait belle avec les yeux faits et les joues fardées ; je plaisais à Manuel la bouche ourlée d'un rouge écarlate. Je choisis, après mille hésitations, une apparence plus naturelle que sophistiquée.
Et le parfum ? À ton époque, je devais m'asperger de quelques gouttes d'eau de toilette à la lavande ; à celle de Manuel je portais Opium, voluptueux et tenace, et Pierre doit se souvenir de moi sous l'égide du N°5.
Ce soir, j'inaugure une nouvelle senteur offerte par ma sœur, dont le nom prometteur te plairait d'emblée : Dolce Vita. Les fantômes jouissent-ils de la faculté de l'odorat ? Approche-toi donc, Max, pour me humer dans le cou et me dire ce que tu penses de cette fragrance poudrée.
J'ai passé trop de temps devant la glace. Cette coquetterie exagérée doit te surprendre. Rassure-toi, il ne s'agit pas de frivolité, mais plutôt de la manifestation d'une certaine angoisse. Cela n'arrive pas chaque jour de se retrouver face à deux « ex » et un « futur ».
Croiser inopinément un ex dans la rue, à un concert, au restaurant, est souvent une aventure amusante, surtout si on ne l'a pas vu depuis longtemps. L'espace d'un instant, tout en bavardant sur un trottoir, un essaim de réminiscences oubliées revient à la mémoire, le souvenir d'une liaison ancienne, de sentiments disparus ; on note avec intérêt ce qu'il est devenu, les changements imposés par les années ; on se souvient qu'on a aimé ce visage, frissonné sous les caresses de ces mains ; embrassé ces lèvres qui paraissent à la fois étrangères et familières.
Mais inviter deux ex qui ont compté à dîner est une démarche autrement plus complexe. L'ai-je fait finalement par égocentrisme, ennui, provocation ? L'envie de disséquer mes motivations profondes m'échappe. Il est, de toutes les façons, trop tard.
Une nuée de frayeurs m'assiègent depuis ce matin. De quoi allons-nous parler ? Vont-il s'entendre ? Hadrien s'amusera-t-il autant qu'il le souhaiterait ? Quelles conclusions pourrait-il tirer de sa rencontre avec Manuel et Pierre ? Il me plaît d'imaginer qu'il sentira comme moi ta présence, qu'il se doutera que tu te trouves parmi nous, et que son regard curieux s'attardera sur la chaise vide à ma droite.