Mais elle chassa l’empathie qui la gagnait en se souvenant que c’était précisément la tragédie de son passé qui l’avait conduite jusqu’à ce métier d’inspectrice. Et ce dernier exigeait une discipline émotionnelle sans faille.
— Comment s’est déroulée la nuit d’hier ? demanda-t-elle, alors que le jeune moine serrait si fort les mâchoires que les veines autour de ses yeux se gonflaient de leur couleur bleutée.
— Ma jambe…
— Oui, le médecin va arriver d’une seconde à l’autre…
Il baissa les paupières, comme s’il allait s’endormir. Grace le secoua.
— Dire la vérité vous soulagera, frère Colin…
Le moine remplit ses poumons d’air.
— À une heure du matin, je lui ai ouvert la porte du monastère, je lui ai prêté une de mes robes pour qu’il passe inaperçu au cas où il croiserait l’un de mes frères, et je lui ai indiqué où se trouvait la cellule d’Anton. Il m’a promis de faire vite. J’ai attendu dans le hall d’entrée. Une demi-heure plus tard, il est arrivé à toute vitesse. Il m’a lancé qu’Anton avait accepté de revenir et qu’il serait bientôt de retour dans sa famille. Et puis il a filé, sans me rendre ma tunique.
— Était-il taché de sang ?
— Il faisait trop sombre et tout est allé si vite… Je ne voulais pas ça…
— Je sais, chuchota Grace sans retirer sa main du bras du moine. Je sais. Connaissez-vous le nom de cet homme qui prétendait être le frère de la victime ?
— Non… mais je peux vous le décrire, et puis… il était à l’hôtel de l’île. D’autres personnes ont dû le croiser là-bas.
— Quand vous irez mieux, je vous mettrai en relation avec un membre de mon bureau qui effectuera un portrait-robot d’après vos consignes. En attendant, dites-moi à quoi il ressemblait.
— Il devait avoir vingt-cinq ans environ, très mince, mais d’une carrure solide. Un jour où il faisait un peu plus beau, il avait relevé le bas de ses manches et j’ai vu des tatouages rouge et bleu sur ses avant-bras. Ne me demandez pas les motifs, je n’ai pas fait attention.
— Bien… continuez, vous m’aidez.
— Il avait une apparence très soignée. Toujours parfaitement coiffé, avec du gel, et il portait une barbe bien propre, bien taillée. Et puis, il avait toujours des écouteurs, soit aux oreilles, soit qui pendaient sur ses épaules. Et… même si cela ne m’intéresse pas, je dirais qu’il était beau.
— Bien…
— Je vais aller en prison, n’est-ce pas ?
— Si ce que vous m’avez raconté se révèle être vrai, je n’en suis pas certaine.
On frappa à la porte et une voix masculine s’annonça.
— Docteur Bisset !
Un homme âgé, à l’épaisse moustache blanche, fit irruption dans l’infirmerie muni d’une sacoche.
— Je vous en prie, allez-y, lui dit Grace en laissant le médecin approcher de frère Colin.
Elle était sur le point de refermer la porte derrière lui, quand l’abbé l’interpella du couloir.
— Inspectrice Campbell…
Il cherchait visiblement à lui parler en privé. Tandis que le médecin commençait l’auscultation, Grace se glissa dehors, en laissant la porte entrouverte pour surveiller d’un œil ce qu’il se passait à l’intérieur.
— Inspectrice, je suis désolé, murmura l’abbé, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter votre discussion avec frère Colin.
Grace releva le menton, profondément en colère.
— Attendez, attendez… j’ai peut-être bien fait. J’ignorais ce qu’Anton faisait subir à notre frère. Je vous le jure, je ne m’en suis pas douté une seule seconde. Jamais je n’aurais cru une chose pareille de sa part et je n’aurais pas toléré un tel comportement si j’en avais été informé.
Grace le considéra en écartant les mains, semblant l’encourager à lui révéler quoi que ce soit pouvant l’intéresser.
— Écoutez…
Le supérieur s’assura qu’ils étaient bien seuls dans le couloir, aussi nerveux que lorsqu’il lui avait ouvert la porte du monastère le matin même. Puis, il chuchota à l’oreille de Grace.
— Anton était plus qu’un pensionnaire pour moi. C’était un ami. Un ami à qui j’avais fait une promesse, au-delà de la mort.
L’abbé prit une longue inspiration et caressa le carré de sa barbe.
— Mais ce que je viens d’entendre remet tout en cause. Il m’a trahi en maltraitant l’un de mes frères. Il a bafoué notre amitié et brisé le lien de confiance qui nous unissait.
Grace perçut des trémolos dans la voix de ce serviteur de Dieu en lutte contre lui-même.
— Notre Seigneur m’en soit témoin et qu’il me châtie s’il me juge blasphématoire, mais en mon âme et conscience, je n’ai plus à respecter mon serment.
Les yeux rougis et le regard creusé, l’abbé Cameron hocha la tête, comme s’il s’autorisait à parler.
— Venez avec moi, finit-il par souffler. Je dois vous montrer quelque chose.
– 10 –
Grace s’assura que le médecin était bien en train d’extraire la balle de la jambe de frère Colin, puis elle referma la porte et scruta l’abbé Cameron.
— Et donc, vous ne m’auriez rien dit si vous n’aviez pas entendu la confession de votre frère ?
— Oui, je sais que cela peut paraître absurde pour le monde profane, mais pour nous, la promesse détient encore une dimension sacrée.
Grace ne contesta pas. Elle pouvait comprendre.
— Que voulez-vous me montrer ?
L’abbé s’éloigna de l’infirmerie et elle lui emboîta le pas.
— Il faut retourner là où se trouve le corps d’Anton.
— Mais encore ?
— Vous savez maintenant qu’Anton était un jeune homme brillant, et son activité intellectuelle n’aurait jamais pu supporter un tel isolement sans qu’il puisse exercer son talent.
Grace se rappela s’être effectivement fait cette réflexion en se demandant pourquoi un esprit a priori si gourmand de savoirs avait décidé de venir s’enfermer dans un monastère si longtemps, où la seule source de nourriture intellectuelle devait concerner la religion.
Ils regagnèrent le cloître et contournèrent ses arcades gothiques. Grace put remarquer que la pluie continuait à tomber dru, mais verticalement, preuve que le vent s’était calmé. Les renforts qu’elle attendait allaient pouvoir embarquer et la rejoindre.
L’abbé s’engagea sur le chemin menant au quartier des pensionnaires. Désormais, de discrets spots encastrés dans le sol caressaient les reliefs des murs de pierre.
— Avec mon soutien, Anton avait été installé dans l’ancienne cellule du tout premier prieur de notre communauté, expliqua l’abbé. Peut-être ignorez-vous que le monastère d’Iona est l’un des plus vieux d’Écosse et fut, sans aucun doute, le berceau de l’Église en Europe. Nos ennemis étaient nombreux, il y a mille cinq cents ans, et des pièces secrètes avaient été prévues en cas d’attaque. Ne serait-ce que pour y cacher nos précieux manuscrits…
L’abbé se signa en murmurant une prière et poussa la porte de la chambre d’Anton.
Le cadavre gisait toujours à côté du lit et Grace remarqua que le moine faisait tout pour l’éviter du regard. Malheureusement pour lui, la mort avait commencé à emplir la pièce de cette inévitable odeur qui vous étreint la gorge et vous sature l’estomac de sa bouillie puante. Préparée, Grace respirait par la bouche, mais l’abbé fut surpris et écrasa la manche de sa robe sur son nez en réprimant un haut-le-cœur.