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Il contourna l’estrade, passa la porte des coulisses et entra dans une salle de repos dont la vue donnait sur l’étang. Le ciel commençait à s’assombrir et déjà les lampadaires du campus s’allumaient.

— Je vous écoute, mais faites vite.

— Tout est sur votre boîte mail.

Martin Barlow plongea la main dans la poche intérieure de sa veste, en sortit un grand téléphone et prit connaissance du message envoyé par Grace.

Alors qu’il balayait l’écran de son doigt pour faire défiler les documents qu’elle avait joints, elle observa son visage passer de l’agacement à la curiosité, pour se muer en étonnement. Sans quitter l’appareil des yeux, le professeur s’assit, et elle le vit zoomer sur les éléments du dossier, alors qu’une lueur de fascination éclairait à présent son regard.

— Inspectrice ?

— Oui.

— Première chose. Ce sont bien des calculs astrophysiques. Second point : où avez-vous trouvé ça ? s’exclama-t-il en la fixant d’un air admiratif.

— Pourquoi ?

— Ces calculs sont d’une complexité exceptionnelle, mais surtout, ils sont exécutés par un esprit d’une agilité remarquable et d’une élégance mathématique… émouvante. Je n’avais pas vu ça depuis… En fait, je n’ai jamais vu ça.

L’intelligence hors du commun d’Anton avait l’air de se confirmer, pensa Grace.

— À quoi servent ces chiffres ?

— Cela restera entre nous, inspectrice, mais la profondeur et l’originalité de l’approche sont telles que je dois vous avouer qu’il va me falloir du temps et toute mon expérience pour les décrypter.

Hypnotisé par ce qu’il lisait sur son écran, le professeur vivait une extase intellectuelle dont Grace se sentait amèrement exclue.

— Je vous en prie, livrez-moi l’identité de l’homme qui a exécuté ces fascinants calculs.

— Je ne sais pas ce qui vous fait dire que c’est un homme, mais qu’importe, je ne peux rien vous dévoiler des personnes impliquées dans cette enquête. D’ailleurs, pour revenir à ce qui pourrait la faire avancer, qu’en est-il de l’image colorée jointe à mon message ? Celle avec du rouge, du orange, du vert et du bleu.

— Ça, je peux vous le dire tout de suite. Je me demande dans quelle mesure elle est liée à ces équations. Mais on verra plus tard. Le cliché que vous m’avez envoyé a bouleversé le milieu astrophysique. Il a été pris par le satellite Planck, du nom du père de la mécanique quantique, et cette image n’est rien de moins que la photographie du fond diffus cosmologique de l’Univers primordial.

Elle n’était pas certaine de tout comprendre, mais ses nombreuses lectures l’aidèrent à mieux cerner l’ampleur et la nature de cette image.

— Cette photo serait donc une espèce de mémoire des tout premiers instants de l’Univers… c’est ça ? Un peu comme une empreinte dans l’espace de ce à quoi il ressemblait…

— … lorsqu’il avait 380 000 ans.

— Et pourquoi pas avant ?

— Parce que dans ses premières années, l’Univers était très compact et la matière mangeait toutes les particules de lumière. Par conséquent, nos simples yeux humains n’y voient que le noir absolu. Et puis à partir de 380 000 ans, l’Univers s’est en quelque sorte élargi et paf ! la lumière a jailli des ténèbres ! C’est ce flash que vous avez devant les yeux, inspectrice. Vous devriez en être émerveillée. Pensez donc ! L’Univers a aujourd’hui 13,7 milliards d’années ; à 380 000 ans, on peut dire qu’il venait de naître. Rendez-vous compte : quand vous regardez cette image, vous remontez plus de 13 milliards d’années dans le passé ! Ce n’est certes pas l’instant zéro, ou le big bang, comme les profanes l’appellent, mais c’est quand même pas mal.

Sensible à l’évocation de cet inconcevable voyage dans le temps, Grace prit place dans un fauteuil à côté de l’astrophysicien. Ce dernier avait perdu toute arrogance, toute hauteur, même. Il se tourna vers elle et lui prit le bras, ses yeux brillant d’un éclat passionné.

— Inspectrice Campbell, j’ai bien compris que vous ne vouliez pas me révéler la provenance de ces documents, mais je vous le dis solennellement, de ce que j’entrevois, vous avez mis la main sur un être en passe de provoquer une rupture épistémologique dans l’histoire humaine, un génie sur le point de faire une découverte révolutionnaire.

– 16 –

Roulant désormais sur la route qui la menait à Inchnadamph, Grace avait dépassé le loch Ness depuis une trentaine de kilomètres. Il était dix-neuf heures passées et la circulation s’était si nettement clairsemée qu’elle ne croisait plus aucun véhicule. Ici débutaient les terres sauvages, les étendues inhospitalières où la densité de population devenait la plus faible d’Écosse et l’une des plus basses de toute l’Europe, avec seulement huit habitants au kilomètre carré. D’ailleurs, plus aucun hameau, plus aucune maison ne ponctuait l’immensité des plaines où le regard portait jusqu’à l’horizon. Le relief accidenté et verdoyant, presque rassurant, s’était mué en interminables steppes rocailleuses noyées d’herbes brunes, au-delà desquelles se découpaient des montagnes, dont les sommets tachés de neige étaient déjà plongés dans la nuit naissante.

Le thermomètre de sa voiture chuta de dix à trois degrés en l’espace de quinze minutes. Le crépuscule abandonnait le combat et les terres mouraient dans un triste halo gris assiégé de toutes parts par l’obscurité. La vie semblait quitter la Terre pour l’éternité et la dernière image que Grace put à peine discerner sur une colline fut la tête immobile et cornée de ce qu’elle espérait n’être qu’un grand cerf.

Elle activa ses pleins phares, augmenta le chauffage, et, seul petit îlot de lumière circulant dans l’abîme, elle chercha à combattre l’austérité envahissante en allumant la radio. Elle ne capta qu’une fréquence crachotante diffusant de vieilles chansons au rythme country, et s’efforça de fredonner, comme on s’oblige à rester éveillé pour ne pas mourir de froid. Le coude nonchalamment appuyé sur la fenêtre, un index dessinant des arabesques fantaisistes au gré de la musique, elle s’amusa des paroles absurdes qu’elle inventait. Une forme de détente la gagna et elle se mit même à sourire en se disant qu’elle aurait dû essayer de chanter pour attirer l’attention du petit garçon en poussette dévoré par son écran. Peut-être aurait-il été plus effrayé que par un klaxon ? Peut-être même qu’il aurait pleuré et que sa mère aurait renoué le contact avec lui en le consolant ?

Mais le sourire s’effaça de ses lèvres alors que l’image de cette maman étreignant son fils dansait devant ses yeux. La sensation d’un corps aimant contre le sien lui était devenue si étrangère. Perdue dans ces espaces noirs et infinis, plus que jamais, la solitude lui étreignit la gorge.

Elle éteignit la radio, n’écoutant plus que le bourdonnement des pneus sur le bitume et le souffle glacial de la nuit étrillant les joints de l’habitacle. Sa propre solitude la ramena inévitablement à celle qu’Anton Weisac avait dû éprouver ces dernières années. Si elle en croyait le professeur Barlow, Anton était un scientifique hors du commun et, pour avoir lu plusieurs biographies de brillants esprits, elle savait que tous, sans exception, étaient des êtres solitaires, brûlés par le feu du génie, tendus de toute leur âme vers leur quête de l’absolu. Une quête dont l’ambition avait l’air démesurée en ce qui concernait Anton, et qui lui avait peut-être coûté la vie.

Contaminée par la gravité de ses pensées, Grace sursauta en entendant la sonnerie de son téléphone. L’appel provenait du commissariat de Glasgow.

— Inspectrice Campbell. Je suis Jenny Mitchell, c’est à moi que l’on a confié la tâche d’effectuer des recherches sur Anton Weisac. J’espère que je ne vous dérange pas.