Выбрать главу

— Et j’ai un vieux chat qui ronronne sur mes genoux toute la journée.

— Non ?

— Non.

— Bon, excusez-moi, dit Yan qui comprenait qu’il était peut-être allé trop loin. Je ne voulais pas être incorrect.

— C’est bon, ça va.

— Je me suis laissé emporter et je me suis cru malin en…

Grace s’arrêta de marcher. Elle n’avait aucune envie de passer le reste du trajet à évoquer sa vie. Elle regarda le jeune guide par en dessous en plantant nettement ses yeux dans les siens, un soupçon de menace dans l’intonation de sa voix.

— J’ai dit : c’est bon.

Intimidé, Yan hocha la tête et reprit sa route en silence.

Pendant un long moment, on ne perçut plus que le souffle du vent dans les bruyères et leurs pas foulant les herbes raidies par le froid ou crissant sur les cailloux collés par la glace.

— Vous avez entendu ce bruit sourd hier soir ? demanda finalement Grace en enjambant un ruisseau.

— Non… quel bruit ?

— Comme un grondement. Mais ça ne semblait pas naturel. Ça venait de loin, ça a duré une poignée de minutes et ça s’est arrêté. Il devait être vingt-deux heures trente.

— J’étais couché à cette heure-là. Et j’ai le sommeil lourd. Mais peut-être que c’était l’écho d’un orage… On arrive.

Ils venaient de s’engager sur un sentier encaissé entre deux vallons, qui descendait vers un rocher percé d’une vaste cavité obscure.

— Voilà l’entrée principale des grottes de Traligill. Vous êtes prête ?

Ils pataugèrent dans un cours d’eau menant vers l’intérieur de la caverne et s’engouffrèrent sous un dôme pénétré où une cascade jaillissait des entrailles de la Terre. Au froid qui les enveloppait depuis le matin s’ajouta une humidité pénétrante qui saisit la jeune femme.

— Regardez-moi ça, déjà, vous avez gagné votre visite, non ? On dirait la fontaine de Jouvence des dieux. Au fait, vous voulez voir quelque chose en particulier dans ces grottes ?

Grace n’avait naturellement aucune idée de ce qu’elle devait trouver ici et elle regrettait déjà de n’avoir rien vu qu’elle puisse rattacher aux recherches d’Anton. Elle espérait que la suite de l’exploration lui apporterait des éléments de réponse. Même si elle était bien consciente que ses chances étaient fort minces. Elle commença d’ailleurs à se demander si sa place d’enquêtrice était bien ici ou dans son bureau de Glasgow, à repasser les indices en revue et trier les premiers témoignages sur le présumé coupable qui devaient être arrivés au commissariat.

— Grace, tout va bien ?

— Oui, oui, je réfléchissais à votre question. Non, rien de particulier. J’ai surtout choisi ce site parce que j’aime me promener là où la foule ne va pas. Et ces grottes sont a priori les moins visitées de la région.

— En effet, on ne va pas croiser grand monde. Bon, l’entrée se situe derrière la cascade, ajouta Yan en déposant son sac à dos. Et votre première épreuve consiste à longer la corniche sans glisser dans le lagon qui récupère ce splendide jaillissement d’eau pure ! Voici votre combinaison et les vêtements à mettre en dessous. Ce que vous portez va vous encombrer.

— Vous ne pouviez pas me donner tout ça à l’hôtel ? Histoire que je n’aie pas à me changer devant vous, de surcroît avec cette température polaire ?

— Je n’y ai pas pensé, désolé. Je me retourne, prenez votre temps.

Grace ne s’était pas déshabillée devant un homme, ni d’ailleurs devant qui que ce soit, à part son médecin, depuis plus de dix ans. Elle s’empressa de se changer, d’abord parce qu’elle était transie de froid, mais aussi parce qu’elle se sentit gagnée par la panique. C’est dans ces moments-là qu’elle constatait avec une infime amertume qu’elle n’était pas guérie et qu’elle ne le serait probablement jamais. Cela n’avait rien à voir avec d’éventuels complexes physiques. Elle n’en avait plus. Non. C’était l’autre chose. Celle dont elle essayait de guérir de toutes ses forces sans y parvenir.

— Vous êtes prête ? demanda Yan.

Grace fit rentrer sa poitrine dans la combinaison et remonta brutalement la fermeture Éclair, avant de ranger son badge d’inspectrice et son arme dans les poches intérieures de sa tenue.

— Laissez vos affaires de marche ici, elles vont vous encombrer ; nous les reprendrons au retour.

— Alors on peut y aller, lança-t-elle.

— C’est parti !

De nouveau dans son armure de vêtements, Grace s’apaisa. À la suite de son guide, elle s’appliqua à progresser prudemment sur l’exigu chemin. En écopant seulement de quelques éclaboussures qui glacèrent son visage, elle parvint à se faufiler sous le rideau du torrent pour découvrir, de l’autre côté, un boyau qui s’enfonçait dans l’obscurité.

Elle imita Yan qui venait d’allumer sa lampe frontale et de se mettre à plat ventre pour ramper.

— On va y aller doucement, le premier ravin est à dix mètres à peine. Et on ne fera pas partie de la liste des touristes inconscients morts d’une mauvaise chute ici même.

Grace n’avait pas progressé d’un mètre qu’elle se sentait déjà comprimée, comme si le plafond allait s’écrouler d’une seconde à l’autre pour l’ensevelir vivante.

— Ça va ? demanda Yan.

— Oui, mentit-elle.

Son casque se heurtait aux irrégularités de la voûte et sa combinaison frottait dans un crissement de plastique sur la roche humide. Heureusement, le passage n’était pas si étroit et son petit ventre ne l’empêcha pas de se mouvoir avec agilité.

Le rayon de sa lampe suivait les mouvements de sa tête et finit par balayer la fin du conduit. Yan l’y attendait debout, au bord d’un gouffre vertigineux où chaque mot résonnait en écho.

— Bon, il y a seulement dix mètres avant de toucher le premier palier, expliqua-t-il en faisant glisser sa corde dans un piton métallique déjà enfoncé dans la roche.

Il tira dessus à plusieurs reprises pour s’assurer de la solidité de son nœud et fit signe à Grace d’approcher. Elle s’avança avec prudence jusqu’à un mètre du bord du précipice. Qu’elle regarde au-dessus ou au-dessous d’elle, elle ne voyait qu’un abîme sans fond dont la lumière de sa lampe frontale révélait parfois la roche suintante. Tout était angoissant et hostile : le poids de la terre qui vous écrasait la nuque, l’obscurité absolue qui vous jetait dans la cécité, l’humidité qui ne connaîtrait jamais le soleil, et cette triste immuabilité d’un endroit où le temps s’était figé à l’écart de l’histoire. Même le silence que Grace aimait tant à la campagne ou à la montagne avait ici quelque chose de pesant. Comme si, au lieu d’en goûter la quiétude, on y guettait le moindre trouble annonciateur d’un désastre dont on ne réchapperait pas.

— Vous tremblez un peu. Vous êtes certaine de vouloir descendre ? demanda Yan.

— Oui, ça ira mieux une fois que je serai lancée.

Yan lui enseigna les rudiments du rappel, avant de conclure par sa question préférée.

— De quoi avez-vous peur dans la vie, Grace ?

— Ce n’est peut-être pas le moment d’en rajouter…

— Pensez donc à ce qui vous fait vraiment flipper, cela va vous aider à relativiser.

Grace détestait ces techniques qui ne fonctionnaient que dans les manuels, mais sans qu’elle le veuille, son esprit lui présenta l’image qui la terrifiait. Si quelqu’un d’autre l’avait vue, il aurait levé un sourcil d’incompréhension. Mais pour Grace, il n’y avait pas pire angoisse que de constater la disparition de la clé qu’elle rangeait dans son petit meuble de nuit.

— Alors ? s’enquit Yan.

— Faites-moi descendre, répondit Grace, qui s’était mise à accueillir la sensation de vertige comme un moyen d’oublier sa pire peur.

Au début, elle glissa, se cogna à plusieurs reprises contre la paroi et ne parvint pas à placer ses jambes à quatre-vingt-dix degrés. Puis, progressivement, à force de volonté et d’astuce, elle sut trouver assez naturellement la position adaptée à ce nouvel exercice.

— Voilà, excellent ! lança Yan. Vous avez tout compris ! Continuez comme ça.

Grace toucha le sol et sentit l’adrénaline de l’effort et du risque l’électriser.

Rassuré par cette première épreuve de rappel, Yan accepta de l’emmener plus loin dans l’exploration.

Poussés par l’énergie de Grace, ils descendirent encore plusieurs parois, rampèrent dans trois tunnels boueux, s’émerveillèrent de la splendeur d’un gouffre couvert de stalactites aiguisées comme des javelots, suivirent la rivière souterraine les pieds dans l’eau glacée jusqu’à ce que Yan annonce à Grace qu’ils étaient déjà allés plus loin que la plupart des spéléologues. Il ajouta que cela faisait plus d’une heure qu’ils étaient sous terre et qu’il était temps de rentrer.

Grace s’adossa à la roche, regardant autour d’elle, profondément contrariée.

— Pourquoi vous avez l’air abattue ? C’était une superbe exploration !

Peut-être qu’elle s’entêtait à suivre une piste inutile, peut-être même qu’elle était déjà passée à côté de ce qu’Anton s’apprêtait à venir chercher dans cette grotte. Mais Grace savait qu’elle n’aurait la conscience tranquille qu’en étant allée jusqu’au bout.

— Plus loin, il y a quoi ? On peut continuer, non ?

— On arrive dans les zones interdites.

— Juste un coup d’œil au fond de ce passage, demanda-t-elle avec son plus charmant sourire.

— Si j’avais imaginé qu’une femme comme vous aurait une telle énergie… Mais ce n’est pas sérieux. Mon job, c’est de vous ramener saine et sauve à la surface. Vous savez, ça peut dégénérer en une seconde quand on est si loin sous terre. Je suis désolé, on doit rentrer.

— Yan… vous m’avez dit tout à l’heure que vous aimiez votre terre comme votre famille, non ?

— Oui, c’est vrai.

— Alors, comment pouvez-vous vous vanter de la connaître mieux que quiconque si vous n’en avez jamais exploré les zones d’ombre ? Si votre connaissance de la région se limite à ce que peuvent voir les touristes, où se trouve la particularité de votre lien avec ce domaine ? Connaître vraiment quelqu’un, c’est surtout connaître ses aspects les plus sombres, justement parce qu’il les cache aux autres, non ?

Le jeune guide consulta sa montre.

— Si vous aviez été ma bibliothécaire au lycée, j’aurais peut-être lu plus de livres… On descend un tout dernier palier et on rebrousse chemin, d’accord ?