Sur les coups de dix-sept heures, après avoir fait une rapide pause pour avaler un sandwich et un fruit dans une station-essence, les deux enquêtrices entraient dans Édimbourg. La voiture cahotait sur les pavés, alors que les façades aux toits pointus de la vieille ville s’alignaient le long des ruelles médiévales.
Naïs se gara soudainement au bord d’un trottoir et quitta le véhicule sans explication. Grace la vit marcher quelques mètres et entrer dans une pharmacie. Elle en ressortit rapidement et poussa la porte d’un magasin de prêt-à-porter. Quelques instants plus tard, elle rejoignait la voiture avec une tenue de ville bien plus discrète que la combinaison noire qu’elle portait jusqu’ici. Grace nota cependant que Naïs avait opté pour des vêtements qui, sans être trop voyants, n’en étaient pas moins élégants.
— Ce sera plus adapté, déclara-t-elle en démarrant.
Et le temps de franchir deux carrefours, elle s’arrêtait en face du pub à la devanture bleu nuit et au lettrage doré affichant l’étrange nom de Fin du monde.
C’était l’heure de sortie des bureaux et la rue commençait à s’animer. La présence du siège d’une société comme Hadès dans ce quartier paraissait totalement incongrue.
Naïs vérifia le chargeur de son arme et équipa le canon d’un silencieux.
— Comment va votre cheville ?
Grace regarda sa coéquipière par en dessous, de l’incrédulité au fond des yeux.
— Sérieusement ?
— Question d’assurance-vie. Prenez ça.
Elle lui tendit une chevillière élastique et une boîte de paracétamol.
Grace fut intérieurement reconnaissante à Naïs de l’aider à soulager sa douleur. De là à la remercier de vive voix quand elle n’était pour elle qu’une assurance-vie, c’était une autre histoire. Sans un mot, elle avala un cachet et enfila l’attelle souple. Puis elle rechargea son arme à son tour et sortit de la voiture, suivie de près par Naïs.
– 27 –
Les deux femmes traversèrent la rue. Elles évitèrent de justesse un taxi noir pressé et se faufilèrent entre les piétons pour rejoindre le passage surplombé de l’écriteau doré « Clôture de fin du monde ». L’entrée s’enfonçait dans une profonde ruelle voûtée à l’issue obscure. Grace passa la première. Une senteur de moisi lui assaillit les narines tandis que l’air humide se déposait sur son visage. Bientôt, les bruits de la ville s’estompèrent, et seuls ses pas et ceux de Naïs effleurant les pavés cabossés se firent entendre.
Dix mètres devant elles, un halo d’une morne lumière révéla les barreaux noirs d’une grille entrouverte. Grace approcha avec encore plus de prudence pour découvrir l’arrière-cour qu’elle cherchait, coincée entre les vieux immeubles qui débordaient sur elle en dents de scie ; ce petit espace à l’air libre n’était baigné que d’une chétive clarté.
À droite, une porte en bois était engoncée dans le mur. Grace essaya de l’ouvrir, sans succès. Elle se décala et laissa Naïs tirer à deux reprises sur la serrure. Le silencieux étouffa le bruit des détonations et le verrou vola en éclats. Aucune réaction de l’autre côté. L’agente de la DIA fit signe que cette fois, elle passait la première, et elle franchit le seuil. Grace pivota à sa suite, assurant sa couverture.
Un escalier en colimaçon trop réduit pour permettre à deux personnes de s’y croiser conduisait aux étages supérieurs. De fines ouvertures grillagées dans les murs laissaient filtrer la lumière grise du dehors. Naïs monta en serrant l’axe central, Grace longea la courbe extérieure pour avoir un autre angle de tir. Elles se mettaient au diapason sans avoir besoin de se parler. Déliant leur démarche aussi silencieusement l’une que l’autre, elles parvinrent au premier palier, où Naïs s’arrêta. Une porte affichait un discret panneau « Hadès » à côté d’une sonnette. Elle cala sa lampe torche sous son arme, et après avoir reçu la confirmation que Grace était prête, elle tira deux nouvelles balles dans la serrure et ouvrit d’un violent coup de pied.
Elles firent irruption l’une après l’autre dans ce qui pouvait ressembler à un morne open space. Tous les volets étaient fermés et la pièce était plongée dans un clair-obscur. Une odeur de moquette synthétique et de fumée froide rendait l’air pénible à respirer.
Naïs inspecta l’endroit, tandis que Grace fonçait droit vers un vestibule abritant un coin cuisine muni d’un four à micro-ondes et d’un lavabo rempli de vaisselle sale.
Une porte donnait sur des WC vides. Quand elle revint dans la salle principale, les deux femmes se regardèrent et abaissèrent leurs armes en même temps. Il n’y avait plus personne, et si l’on en jugeait par l’état des trois bureaux disposés dans la pièce, les employés avaient décampé il y a peu et dans la précipitation.
Sur une des tables de travail, une tasse encore pleine d’un liquide ressemblant à du thé avait été abandonnée ; au fond des tiroirs à moitié ouverts ne traînaient que des trombones et des stylos épars. Des prises électriques pendaient pêle-mêle au pied des murs, des corbeilles à papier vides étaient renversées et les chaises à roulettes avaient terminé leur glissade au milieu de la pièce.
— Je m’attendais à quelque chose de plus prestigieux pour une société comme Hadès, dit Grace.
— Ils n’ont pas intérêt à se faire remarquer s’ils veulent agir tranquillement. Et surtout, ils doivent pouvoir filer à toute vitesse en cas de menace… comme on peut le constater.
Elle enfila des gants en latex et en tendit une paire à Grace.
Elle les mit et commença à déboîter chaque tiroir pour en étaler le contenu par terre. Elle ne trouva rien de plus que des ciseaux, quelques feuilles blanches, des cartouches d’imprimante et un paquet de cigarettes presque vide.
À en juger par son mutisme, Naïs n’avait pas l’air plus satisfaite de sa fouille.
Grace se dirigeait vers la kitchenette quand son téléphone sonna. Un numéro qu’elle ne connaissait pas. Elle décrocha.
— Grace, quand comptes-tu venir, au juste ?
C’était Elliot Baxter.
— J’ai été retardée sur la route à cause d’un accident. Je serai là d’ici deux heures. Pourquoi tu m’appelles d’un numéro inconnu ?
— Parce qu’on a un problème.
— Quoi ? Les équipes d’élite sont arrivées à l’entrepôt ?
Grace n’entendit que la respiration de son supérieur.
— Elliot ?
— Oui, ils ont bien trouvé ce que tu m’as décrit. C’est justement ça, le problème.
Elle sentit à sa voix qu’il était contrarié.
— Quel problème peut être pire que ceux que l’on a déjà avec cette affaire ?
— Eh bien, cet entrepôt souterrain n’a rien d’illégal.
Grace releva ses sourcils d’étonnement, sans rien dire.
— Le ministre de la Défense m’a demandé de déguerpir tout de suite et de ne toucher à rien. Il m’a assuré qu’il était au courant de l’existence de ce lieu de stockage et que le propriétaire du site était parfaitement en règle.
— Il t’a dit à qui étaient destinés ces milliers de cercueils ?
— Il a été très évasif sur la question et a surtout fermement insisté pour que ni moi ni mes hommes ne parlions à quiconque de ce que nous avons vu. Je viens de recevoir à l’instant un avertissement écrit et je suis à peu près sûr que ma ligne directe est déjà sur écoute.
— Que fait-on si l’enquête sur le meurtre de Weisac nous mène droit aux propriétaires de l’entrepôt ?
— On s’arrête là. Le ministre m’a clairement demandé de classer l’affaire au nom de la sécurité nationale.