Выбрать главу

Grace avala l’escalier jusqu’au deuxième étage, puis ralentit sa course pour diminuer l’impact de ses pas sur le sol. Elle dégaina son arme et monta marche à marche jusqu’au troisième et dernier étage, en résistant de toutes ses forces pour ne pas se précipiter. Parvenue au palier de son appartement, elle passa devant sa porte, dont la serrure était cassée. Elle se baissa pour qu’on ne la voie pas à travers l’œilleton et frappa chez son voisin. Celui qu’elle n’avait jamais vu et pour qui elle chantait parfois la nuit pour l’apaiser. Des pas grincèrent sur le parquet. 32 683 likes. Le malfaiteur donna ses derniers tours de perceuse, on entendit un bruit de métal qui chute sur le sol, et il retira le foret du trou qu’il avait fait.

— Oui, qui est là ? demanda une voix frêle.

Grace se plaça devant le judas et posa son doigt sur ses lèvres en signe de silence.

— C’est moi, votre voisine qui fredonne, chuchota-t-elle en parlant plus près du battant. J’ai besoin de votre aide pour…

La porte s’ouvrit avant qu’elle n’ait terminé sa phrase.

Un homme âgé, à l’air fatigué, la dévisagea comme s’il avait devant lui une apparition angélique.

— Je… je ne sais pas comment… vous regarder, murmura-t-il. Vous…

— Est-ce que je peux passer par votre balcon ? le coupa Grace.

— Euh, oui… vous avez des soucis avec les travaux ?

Grace traversa le salon en courant, ouvrit la fenêtre et enjamba la balustrade pour rejoindre son propre balcon. Elle tira deux balles sur sa porte vitrée, qui s’effondra dans une assourdissante cascade de verre brisé, et elle fit irruption dans son salon, son arme braquée devant elle.

L’homme venait de jeter sa perceuse à terre et fut certainement surpris par l’arrivée de sa proie, car il était dos à la porte blindée, les mains vides. C’était bien lui. Il correspondait exactement à la description que frère Colin lui avait faite : un jeune homme de moins de trente ans, une barbe soigneusement taillée, des tatouages sur les avant-bras, et une mèche de cheveux adroitement coiffée. Il avait même les fameux écouteurs sans fils dont filtrait une puissante musique électronique. Vêtu d’un jean et d’une veste en daim, il portait au poignet un téléphone portable fixé dans une pochette en plastique.

En revanche, ce que le moine n’avait pas évoqué, c’était ce petit air hautain teinté de désinvolture qui émanait de toute sa personne. Cela venait peut-être de ses yeux pas complètement ouverts, qui donnaient l’impression qu’on le réveillait, ou bien de ce rictus satisfait d’adolescent arrogant.

— Je kiffe ! lança-t-il en défiant Grace. Je ne t’attendais pas maintenant… Génial, le twist ! C’est moi qui devais te piéger et c’est toi qui…

— Coupe la vidéo tout de suite !

Grace avait repéré une petite caméra fixée par terre sur un pied et orientée vers la porte blindée.

— Je te sens vénère, mais on n’est pas tout seuls, là, je te rappelle que t’es en live devant… 47 854 fans, la grosse. Si tu me butes, on n’aura pas trop de mal à savoir qui a fait le coup… Hein, inspectrice Campbell.

Grace jeta un coup d’œil à l’écran de son téléphone. La vidéo ne filmait que la porte en gros plan. En revanche, le son était branché. Et le nombre de connexions venait d’exploser pour passer à 72 984, sans parler des commentaires qui mitraillaient la boîte de dialogue dans une déferlante hystérique. Si elle tirait, les 73 000 personnes en ligne, aussi bêtes soient-elles, témoigneraient contre elle pour dire que ce n’était pas de la légitime défense.

— Tu vois, reprit l’assassin, en bougeant la tête comme s’il suivait le rythme de la musique de ses écouteurs, double twist, en fait, c’est encore moi qui te nique. J’ai plus qu’à pousser cette porte pour bader ta life. Sinon, tu serais pas là avec un flingue, hein ?

Il ricana et posa son index sur le battant.

Grace se contrôlait à peine. Il touchait à son absolue faiblesse. Elle commença à appuyer sur la détente, l’esprit obscurci par la panique de voir le secret de sa vie violé en direct.

— Tu pars en vrille, inspectrice ! Réfléchis un peu, si tu me shootes, tu tues un mec sans défense en direct sur les réseaux et en plus, j’ouvrirai la porte en tombant. T’as tout perdu.

La main tremblante de crispation autour de sa crosse, Grace relâcha son index. Elle avait désormais acquis la certitude que l’assassin voulait négocier. Mais elle le mit en garde.

— Si tu ouvres cette porte, tu es mort, quelles que soient les conséquences pour moi, j’en aurai plus rien à faire. Maintenant, dépêche-toi de me dire ce que tu fais ici et ce que tu veux.

— Chill, la vieille, chill… C’est pas compliqué. Et tu sais quoi, on va couper le son deux minutes, mais on garde l’image, hein…

Il pianota sur l’écran de son téléphone.

— Voilà, on est entre nous, Grace. Moi, c’est Gabriel, ouais, comme l’ange, c’est con, hein. Vas-y, balance tout ce que tu sais sur Neil Steinabert, notamment où je peux le trouver, et j’arrête la vidéo. Je me casse d’ici sans que personne ait rien vu de ton petit secret…

Grace regarda rapidement autour d’elle, cherchant un moyen de se sortir de cette situation.

— Tu sais quoi, je vais compter jusqu’à trois, parce que j’ai autre chose à faire, tu vois. Par exemple, je voudrais pas rater le bon créneau horaire pour actualiser mon Insta. Allez, un…

L’inspectrice se prépara à mentir avec le plus de crédit possible.

— Deux… Ah oui, j’oubliais…, reprit le dénommé Gabriel en cherchant dans sa poche un second téléphone qu’il orienta vers Grace. Je voudrais pas que tu me racontes des conneries, donc tu vois, là, sur mon smart, il y a une caméra reliée à une appli très pratique de NuraLogix, qui mesure en direct la circulation sanguine de ton visage. Comme ça, je peux savoir si tu mens ou non. Allez, on en était à deux…

Grace n’était qu’un rat affolé jeté dans une boîte trop étroite, dont les pattes glissaient frénétiquement contre des murs infranchissables. Ses pensées s’écrasaient les unes contre les autres dans un sanglant carambolage.

— Et trois ! J’ouvre la porte !

— Il est au Groenland… quelque part près de Nuuk, lâcha-t-elle d’une voix brisée.

— Mais c’est que tu as l’air de me dire la vérité, toi, constata le tueur en contrôlant son écran, qui affichait une image thermique du visage de Grace. C’est bien, ça. C’est très bien. Quoi d’autre ?

— Rien, répliqua-t-elle.

— Oh, oh… Tu t’agites un peu trop, ma belle. Dis-moi vite tout ce que tu sais, sinon…

— Il a volé de quoi faire un long périple dans les terres sauvages. Mais je ne sais pas où.

— Voilà, voilà, c’est mieux. Tu imagines le carnage que cela va être quand les couples utiliseront cette application à chaque discussion ? Mais ce n’est pas le sujet. Quoi d’autre ?

— C’est tout. Maintenant, dégage de là.

L’assassin scruta son écran et, d’un coup inattendu, il poussa la porte blindée, avant de partir en courant vers l’entrée de l’appartement. L’instinct de Grace la fit se jeter droit devant le battant vacillant au lieu de poursuivre le tueur. Le sésame métallique pivota légèrement, dévoilant l’angle d’une pièce sombre. Grace écrasa sa main sur la poignée et la tira brutalement vers elle.

Puis elle arrêta la petite caméra que Gabriel avait abandonnée et courut après lui. Elle dévala l’escalier son arme en main, aux aguets, et déboula dans la rue. Elle l’aperçut filer à une allure soutenue de joggeur entraîné, et tourner au coin du quartier. Elle ne le rattraperait jamais. Et encore moins avec sa cheville fragilisée.

Dévastée, elle s’adossa à une voiture et plongea son visage dans ses mains. Qu’avait-elle fait ?