— Tu te rends compte de ce que tu as fait ? Juste pour protéger… je ne sais même pas quoi… dans ta foutue pièce cachée ! siffla Naïs, furieuse. À cause de toi, ce salopard est presque sur nos genoux et il en sait autant que nous pour retrouver Neil !
Naïs manifestait une telle rage que Grace se demanda si la présence des autres voyageurs n’était pas l’unique raison qui retenait l’agente de la DIA de la frapper.
— Tu ne vois pas que cette affaire est d’une ampleur qui va au-delà de ta petite vie privée ? insista Naïs. J’ai détruit mon couple, abandonné peu à peu ma fille qui a douze ans à présent, renoncé à tous mes rêves de vie de famille et je crève chaque jour de cette culpabilité. Tout ça pour retrouver Anton et maintenant pour mettre la main sur Neil avant Olympe ! Et toi, tu anéantis tous mes sacrifices en cédant à un minable chantage qui ne mettait même pas une vie en jeu ?
Naïs allait ajouter quelque chose, mais elle quitta brutalement son siège. Grace la rattrapa par l’avant-bras. Sans virulence, mais avec résolution.
— Je crois que nous avons plus besoin de nous parler que de nous séparer. D’autant qu’il nous observe certainement et qu’il va exploiter la moindre faille entre nous. Écoute-moi. S’il te plaît.
Après un bref moment de réflexion, Naïs fit jouer ses épaules et étendit ses bras au-dessus de sa tête, comme si elle avait juste eu envie de s’étirer un peu. Elle chercha l’assassin grâce à la description que Grace lui avait faite. Nul besoin de faire un effort pour le trouver : il la dénudait des yeux de sa place, son sourire satisfait et agaçant au coin de la bouche. Elle l’ignora et se rassit.
— À Nuuk, je vais descendre dans les premiers, chuchota Grace. Tu te débrouilles pour retarder les passagers. Ça me laissera le temps d’expliquer à la police de l’aéroport qu’il faut arrêter ce type.
— Et pour quel motif ? On n’a rien contre lui. D’ailleurs, il le sait, sinon, il ne se serait pas risqué à prendre le même vol que nous.
— Ou justement, il prend le risque parce qu’il n’y en avait aucun autre pour Nuuk avant trois jours.
— Et tu crois que la police groenlandaise va suivre tes ordres alors que tu n’es même pas dans ton pays ?
— Si on ne parvient pas à le faire arrêter, on lui fera au moins perdre du temps pendant que, toi, tu quitteras l’aéroport et que tu fonceras au commissariat pour interroger ceux qui étaient responsables de l’enquête sur les cambriolages.
Naïs détourna la tête.
— Je ne peux pas croire que tu aies balancé toutes nos informations à cet assassin. Avec le mal qu’on s’est donné pour les obtenir…
— Je suis meurtrie par ce que j’ai fait et tu le sais. Je te demande pardon. Mais tu m’as dit toi-même d’arrêter de culpabiliser et d’avancer. Je ne fais que suivre ton conseil.
Naïs poussa un long soupir.
— Je ne peux même pas me reposer en sachant qu’il est derrière. Il peut rappliquer à côté de nous n’importe quand.
— Dors si tu veux, je vais rester éveillée pour lire, de toute façon. Je garderai un œil sur lui.
Une hôtesse de l’air poussant un chariot arriva à leur hauteur et leur proposa une boisson. Grace et Naïs acceptèrent un verre d’eau. L’Américaine ferma les paupières.
— Grace…
— Quoi ?
— Que caches-tu derrière cette porte blindée, chez toi ?
Grace se doutait que Naïs finirait par lui poser la question et elle n’avait évidemment aucune envie de répondre.
— Ce sont tous mes amants.
Naïs se redressa.
— Tu te fous de moi ?
— Non. Ils sont tous là, empaillés.
Naïs la scruta longuement, tandis qu’elle espérait que son explication farfelue mettrait un terme immédiat à une discussion qu’elle ne voulait pas avoir.
— C’est bon, je te laisse tranquille, finit par lâcher Naïs, avant de pencher la tête sur le côté et de fermer les yeux.
Grace s’appuya contre le hublot et réfléchit à la façon dont elle allait procéder en arrivant à Nuuk. Elle s’efforça de se concentrer un bon quart d’heure, jusqu’à ce qu’elle convienne de l’absurdité de la situation. Elle se dirigea alors à l’arrière de l’appareil. Parvenue à hauteur de l’assassin, elle s’arrêta au milieu de l’allée et le sonda de ses grands yeux noisette.
– 38 –
L’assassin d’Anton leva un sourcil interrogateur teinté d’agacement, l’air de demander ce qu’elle attendait.
Grace voulait le voir de près, comme pour mesurer la réalité de son existence.
Il la déshabilla du regard et Grace le laissa faire pour mieux le percer à jour. Il s’attarda sur les formes arrondies de sa poitrine et se pencha même pour admirer ses fesses. Pendant ce temps, la jeune femme enregistrait la façon dont il bougeait, les détails de son apparence, la vitesse à laquelle ses yeux se déplaçaient, l’équilibre de son corps, son odeur, même. C’était sans aucun doute quelqu’un de très nerveux qui mimait la nonchalance. Ses faux ongles posés dans un souci esthétique devaient dissimuler les extrémités rongées de ses doigts. Sous cette assurance arrogante, il cachait un manque certain de personnalité, à en juger par la forte odeur de parfum qui se dégageait de lui à chacun de ses mouvements. Des mouvements dont elle mesura la redoutable rapidité, l’agilité et la précision. À l’image de ses yeux, qui malgré leur dédain n’en manquaient pas moins de repérer d’infimes détails, comme lorsque Grace changea imperceptiblement d’appui sur ses jambes et que l’assassin se recula immédiatement.
— Que voulez-vous ? finit-il par dire en retirant les écouteurs de ses oreilles.
Elle avisa une place libre près de lui, de l’autre côté de l’allée, où elle prit place.
— Pourquoi Anton et Neil sont-ils si importants pour Olympe ? demanda-t-elle.
— Quand je suis venu chez vous et que j’ai commencé à dévoiler à tout le monde ce qui vous appartenait, vous n’avez pas aimé. Eh bien, là, c’est la même chose.
Il se rapprocha pour chuchoter, afin de ne pas dévoiler la teneur de leur conversation aux autres passagers.
— Comme vous devez le savoir, ces deux hommes sont des propriétés d’Olympe, il est normal qu’ils veuillent les récupérer. Et anormal, pour ne pas dire illégal, que vous les en empêchiez.
Grace fut surprise par sa voix claire et son vocabulaire élaboré, bien éloignés du langage vulgaire et d’un niveau médiocre qu’il avait employé chez elle.
— Aucun être humain n’est la propriété d’un autre, répliqua-t-elle.
— Humm. Ça se discute. Mettons de côté la notion d’esclavage ou de sujets dont la démonstration est évidente. Mais prenons tout simplement des parents. Ne sont-ils pas propriétaires de leur enfant, au moins jusqu’à sa majorité ? À la garderie, à l’école, on dit bien : « À qui est cet enfant ? » Si on vous volait vos enfants ou qu’ils fuguaient, ne feriez-vous pas tout pour les retrouver, Grace ?
— Anton et Neil sont donc les enfants d’Olympe ?
— C’est une métaphore. Disons qu’Olympe a suffisamment contribué à l’existence qui est la leur pour se sentir responsable de ces deux hommes. Surtout si cet Anton et ce Neil ne sont pas ceux que vous croyez.
— C’est-à-dire ?
— Imaginez toujours que vos enfants vous échappent. Vous les aimez, certes, et vous voudriez les retrouver. Mais supposons maintenant qu’ils soient dangereux pour autrui, des personnes cruelles, méchantes, et qui, par leur niveau exceptionnel d’intelligence, sont en mesure de provoquer des catastrophes causant la mort de milliers ou de millions d’individus. N’auriez-vous pas une urgence supplémentaire à les retrouver, à les convaincre de revenir à la maison, et les rendre raisonnables un peu fermement ?