Выбрать главу

Grace repensa à la façon détestable dont Anton avait traité frère Colin.

— Qui vous dit qu’Anton et Neil sont du bon côté dans cette affaire, inspectrice Campbell ? murmura l’assassin. Et si vous aidiez les mauvaises personnes ? Vous êtes-vous un instant posé la question ? Votre métier n’est-il pourtant pas de voir au-delà des apparences ?

— Si vous êtes du côté de la justice, pourquoi ne travaillez-vous pas avec la police pour retrouver ces deux hommes ?

— Ahhh… peut-être parce qu’Olympe ne veut pas que tout le monde soit au courant de ses secrets de famille, qui pourraient nuire à sa réputation. Vous savez, comme un enfant délinquant qui ruinerait la carrière politique de son père ou de sa mère. On préfère régler cela nous-mêmes.

Elle se laissa le temps de façonner sa réponse.

— Je vais vous donner mon point de vue, Gabriel, commença Grace d’une voix étouffée par le bruit des réacteurs. Je pense qu’Anton et Neil ont fui Olympe quand ils ont compris quels étaient les véritables desseins de cette entreprise. Ils ont refusé que leur intelligence soit exploitée pour ces objectifs. Et vous voulez les retrouver avant qu’ils ne réunissent assez de preuves pour dévoiler au monde ce qu’Olympe prépare vraiment.

— Si c’est votre conviction, alors je suis au regret de vous dire que l’un de nous laissera probablement sa vie dans cette course… Maintenant, si vous voulez bien, je vais prendre un peu de repos, la faible luminosité du Groenland à cette époque a tendance à jouer sur l’énergie vitale dont vous et moi allons avoir besoin.

— Pourquoi avez-vous liquéfié le cerveau d’Anton Weisac ?

Le jeune homme soupira.

— Lorsqu’on ne peut pas désamorcer une bombe, on est obligé de la détruire.

Grace en avait assez entendu. Elle s’apprêta à se lever, mais Gabriel reprit la parole. Toujours en s’assurant que seule l’inspectrice puisse clairement comprendre ce qu’il disait.

— Entre nous, cette excérébration était une première pour moi. Je ne vous cache pas que cela a été un peu compliqué de maintenir Anton en place pendant que je lui perçais les cavités nasales pour atteindre son cerveau. Les spasmes de douleur devaient être trop violents. Et puis, Dieu sait ce qui a pu lui passer par la tête quand la tige a commencé à triturer ses méninges. J’ai malheureusement dû l’assommer pour finir le travail correctement.

Grace réprima un haut-le-cœur et eut à peine le temps de voir l’assassin se pencher vers elle. Il était allé si vite.

— Vous savez quoi, je crois que j’ai pris goût à cette forme d’exécution, siffla-t-il. Alors, quand ce sera votre tour, inspectrice, je m’y prendrai mieux et vous serez pleinement consciente lorsque je raclerai le crochet sous votre boîte crânienne pour faire de votre cervelle une bouillie bien fluide qui vous coulera ensuite par le nez. Ou peut-être prendrai-je mon temps pour hacher les zones de votre cerveau les unes après les autres, pour que vous puissiez me décrire au fur et à mesure de l’opération ce que vous ressentez. Je vais y réfléchir.

Grace se refusa à servir plus longtemps d’exutoire au sadisme de cet homme et regagna sa place.

Au lieu de refouler le supplice qu’il lui avait décrit pour penser à autre chose, elle le visualisa, l’imagina frontalement dans ses moindres détails. C’était sa façon à elle de ne pas se laisser aliéner par une menace, si abominable soit-elle. Si cette mise en scène dans laquelle elle se voyait torturée s’avérait extrêmement pénible, elle se l’appropriait. Et évitait ainsi une peur latente qui donnait du pouvoir à son ennemi. Cela ne changeait rien au risque qu’elle encourait, mais elle se dépossédait du rôle de victime dans lequel son adversaire avait essayé de l’enfermer.

Elle avait un jour tenté d’expliquer ce cheminement intellectuel à des collègues qui avaient comparé sa démarche à du masochisme. L’un d’eux lui avait demandé comment lui était venue cette idée malsaine. Grace avait gardé pour elle les épouvantables conditions dans lesquelles elle avait mis en place cette méthode pour sauver son âme.

Son travail de catharsis effectué, elle s’accorda un peu de repos jusqu’à leur escale à Reykjavik, qui dura six heures à cause d’une tempête clouant les avions au sol. Finalement, ils ne furent plus qu’une petite vingtaine à embarquer dans un bimoteur à hélices rouge de la compagnie Air Greenland. Pendant tout le temps de l’escale, les deux inspectrices s’étaient relayées pour surveiller Gabriel et, lors du vol vers Nuuk, c’était au tour de Grace de somnoler un peu.

Trois heures plus tard, une secousse la tirait de son mauvais sommeil.

— On traverse la couverture nuageuse en vue de l’atterrissage, lui annonça Naïs. Prépare-toi. On arrive.

– 39 –

Grace se pencha sur son siège pour regarder par le hublot. Elle se crut encore au-dessus des nuages, avant de comprendre que l’interminable étendue immaculée qui s’étalait de toutes parts n’était rien d’autre que de la glace. Pas une montagne, pas un rocher, pas même une trouée aqueuse n’entamait cette infinie blancheur plombée d’un gris crépusculaire. Le soleil avait pour plusieurs mois déserté cette partie du monde, laissant le ciel se couvrir de cette éternelle semi-obscurité qui rappelait à Grace ce moment où une station de ski si animée dans la journée devient si triste à la tombée de la nuit.

La descente plus nette de l’appareil confina à l’absurde. Comment pouvait-il exister une trace de vie ici-bas ? Une ville et plus encore un aéroport ? Peu d’animaux pouvaient vivre dans ces étendues que la lumière avait abandonnées, cédant la place à des lambeaux de grisaille immobile.

Grace consulta sa montre, de peur que ce ne soit pas l’heure d’arrivée et que le capitaine ne soit, sans leur dire, en train d’amorcer un atterrissage d’urgence. Mais il était bien six heures et demie du matin, heure locale, comme prévu.

— Tu vois quelque chose ? demanda-t-elle à Naïs.

L’agente se rapprocha du hublot.

— J’aurais aimé un paysage plus lumineux…

L’appareil fut brutalement chassé vers le bas et quelques passagers poussèrent un cri. Grace sentit son estomac remonter dans sa poitrine. À ses côtés, Naïs resserra sa ceinture. Toute la carlingue se mit à trembler. Les hélices ronflèrent comme si elles forçaient face à une tempête. Les nuages occultèrent la vue. L’espace de quelques secondes, tous les repères se brouillèrent. À quelle distance du sol se trouvait-on ? À quelle vitesse évoluait l’appareil ? Et puis, des doigts de brouillard s’effilochèrent pour dévoiler sans prévenir le sommet d’une montagne, d’où s’envolaient des volutes de neige arrachée par le vent. Le massif se dressait au-dessus d’un fjord dont les eaux d’acier s’ourlaient de lignes d’écume sous les rafales. L’avion vira à gauche et c’est là que Grace les aperçut. Des lucioles piquaient la semi-obscurité, éclairant de leur halo chaleureux les charpentes enneigées de maisonnettes blotties sur les rives rocheuses du fjord, havre féerique dans l’immensité glacée.

Le pilote annonça l’atterrissage imminent, alors que les bourrasques cherchaient à faire dévier l’avion de sa trajectoire. Dans un dernier sursaut, l’appareil toucha enfin la piste et freina pour atteindre une vitesse rassurante et s’arrêter un peu plus loin.

À peine le signal de bouclage de ceinture éteint, Grace se faufila jusqu’à l’avant, tandis que Naïs se postait au milieu de l’allée en prétextant avoir du mal à ouvrir le coffre à bagages.