Une odeur pesante et poissonneuse s’insinua dans la voiture tandis que le taxi longeait le port. Des bateaux de pêche ondulaient au gré des vaguelettes et leurs coques cernées de glaçons frottaient contre les pontons rouillés. Plus loin, des cargos amarrés déchargeaient leurs containers parmi les mouettes qui tentaient de maintenir leur trajectoire sous les rafales venteuses. Par endroits, la neige était souillée de taches rouges et même parfois d’immenses flaques de sang où flottait un morceau oublié de chair de baleine ou de narval, si Grace se souvenait bien de ses lectures.
Le taxi s’éloigna du port pour s’enfoncer dans ce qui devait être le centre-ville, où l’on n’apercevait que très rarement une silhouette humaine anonyme, marchant tête baissée sur un trottoir recouvert de neige. Des lumières filtraient aux fenêtres des maisons et des filets de fumée s’enfuyaient des cheminées pour rejoindre le ciel de crépuscule éternel.
Finalement, la voiture se gara devant le commissariat. Grace régla la course et s’apprêta à affronter l’agressivité de l’air gelé. Une fois dehors, sous un lampadaire éclairant quelques rares flocons de neige, elle fut surprise par le silence. Aucun autre véhicule ne circulait dans les rues. Dans le lointain, on percevait le clapotis du fjord léchant les rochers du rivage, le souffle du vent glissant entre les maisons, et parfois le crissement étouffé de pas sur la neige. Mais une mélopée étrange flottait également sur la ville. Grace recula et chercha l’origine de ce chant. Au sommet de l’une des collines blanches, elle discerna alors la forme rouge d’une église surmontée d’un clocher, d’où s’échappaient les douces voix d’un chœur retombant sur la ville comme les ailes d’un ange. La mélodie était sincère, profonde, et faisait planer un air de magie sur cette terre inhospitalière.
Sans le bruit d’un moteur et d’un curieux frottement qui la fit sursauter, Grace se serait laissé bercer quelques instants de plus. Elle se retourna pour voir passer un pick-up traînant derrière lui le corps d’un phoque qui se vidait de son sang sur la route enneigée. Précédant une sale traînée rougeâtre, le véhicule se gara de l’autre côté de la rue, en face du commissariat. Un homme en descendit pour détacher l’animal et le suspendre à un gros crochet d’une poutre de ce qui devait être sa maison. Puis, il rentra chez lui, comme d’autres regagneraient leur domicile après être allés acheter leur pain. Un instant choquée par l’exposition de cette brutalité, elle réfléchit et se demanda si au fond, elle n’était pas moins violente que la cruauté dissimulée des abattoirs de son pays.
— Grace !
Naïs se tenait sur le pas de la porte du commissariat.
— Ne reste pas dehors ! L’officier est déjà là.
Elle entra au chaud et apprécia l’odeur de café qui flottait dans l’air. Naïs lui tendit d’ailleurs une tasse fumante qu’elle accueillit volontiers entre ses mains.
— Jesper Madsen, c’est son nom, est arrivé plus tôt que prévu, mais j’ai préféré t’attendre pour commencer l’entretien.
Grace s’en voulut d’avoir douté de sa partenaire tout à l’heure, mais elle n’en dit rien et la suivit jusqu’à un bureau où était installé un homme au visage rond et à la moustache fournie. Il reposa le gobelet qu’il venait de porter à sa bouche, et se leva péniblement de son siège pour inviter ses deux visiteuses à s’asseoir.
— Merci d’avoir interrompu votre congé, ce ne sera pas long, commença Naïs. Vous a-t-on expliqué qui nous étions et les raisons de notre venue au Groenland ?
— Oui, oui, Pia m’a raconté le plus gros, répondit l’officier, qui parlait anglais. Alors, dites-moi au moins que vous connaissez l’identité de celui qui a cambriolé ces magasins de sport… le 12 juin 2019, précisa-t-il en soulevant le coin d’un dossier posé devant lui. Et la raison de son acte. Je ne dis pas que ça m’obsède toutes les nuits, mais ça demeure un mystère. Celui ou celle qui a fait ça a pris un gros risque pour voler quelques vêtements et du matériel.
Sans avoir besoin de consulter Naïs du regard, Grace sentit que c’était à elle de parler.
— Son nom est Neil Steinabert. Et s’il a commis ces vols, c’est justement pour ne pas prendre de risque.
L’officier gonfla ses grosses joues en signe d’incompréhension.
— Neil était poursuivi à l’époque des faits. S’il avait acheté son équipement, le commerçant aurait pu parler à un moment ou un autre à ceux qui étaient à ses trousses. En volant, il restait anonyme.
— Ah… bah, déjà, je ne me serai pas déplacé pour rien.
— Et donc, vous n’avez même jamais soupçonné personne, ni arrêté qui que ce soit ? reprit Naïs.
— Non. Celui qui a fait ça a disparu. Et puis, je ne vais pas vous cacher qu’on n’a pas non plus mobilisé toute notre énergie et tout notre temps pour mettre la main sur un type qui a dérobé quelques articles de sport. Après tout, il avait l’air d’avoir déguerpi.
— Vous voulez dire qu’il n’est plus à Nuuk ? Vous en êtes certain ?
— Vous savez, c’est tout petit, ici. On se connaît tous très bien, alors un étranger, ça passe pas inaperçu. D’ailleurs, on a interrogé tous les touristes des hôtels et gîtes du coin, ils avaient tous des alibis, et la fouille de leurs chambres n’a rien donné non plus. Alors, je sais, vous allez me dire qu’un citoyen de Nuuk l’a peut-être caché chez lui…
— Non, le coupa Grace. S’il avait connu quelqu’un de confiance ici, il lui aurait demandé d’aller acheter son matériel à sa place, plutôt que de le voler. Ça ne tient pas.
L’officier tendit un doigt approbateur vers cette inspectrice fort perspicace, comme s’il la félicitait d’une idée qu’il était sur le point d’exposer, mais qui, en réalité, ne lui avait jamais traversé l’esprit.
— Il est donc parti de Nuuk, reprit Naïs. Mais comment ?
— Ça ne peut pas être en voiture, répliqua Grace, il n’y a aucune route qui relie les villes, ici. On est bien d’accord ? demanda-t-elle en regardant l’officier relégué au rang de commentateur face à ces deux femmes qui refaisaient l’enquête sous ses yeux.
— Oui, les routes s’arrêtent net à la dernière maison de Nuuk, après, c’est la nature à l’état sauvage. Mais on peut s’y déplacer en motoneige.
— Oui, sauf qu’en juin, d’après ce que j’ai lu, les températures sont au-dessus de zéro, il n’y a donc plus de neige et la motoneige sur l’herbe et les cailloux, il me semble que c’est un sport hasardeux, non ?
Naïs ne put s’empêcher de sourire face à l’ironie de Grace, et encore plus en voyant le visage joufflu de l’officier prendre des teintes rouges.
— Et à pied, poursuivit Grace, il ne serait pas allé bien loin, en portant tout le matériel volé sur son dos. Donc, c’est une option à rayer également.
— Il n’a pas pu repartir en avion, enchaîna Naïs, alors que le policier ouvrait la bouche pour parler. Outre le fait que ça semble stupide de venir jusqu’ici pour voler quelque chose et s’en retourner aussitôt, on ne voyage pas en avion avec des réchauds à gaz et des couteaux de chasse dans ses bagages.
— Existe-t-il une autre façon de quitter Nuuk, officier Madsen ? le pressa Grace.
Le policier marqua un temps de latence, comme un spectateur surpris d’être interpellé par les comédiens sur scène.
— Il n’en reste qu’une seule… oui, le bateau.
— Pour aller où ?
— Il n’y a qu’une destination. Le tout petit village de Kapisillit, que l’on ravitaille chaque semaine et qui se trouve tout au fond du fjord. Mais il y a à peine une cinquantaine d’habitants, alors autant vous dire qu’un étranger qui débarque pour s’installer là-bas, ça se remarque encore plus.
— Neil Steinabert ne s’est pas installé dans un village, expliqua Grace. Le matériel qu’il a volé démontre clairement qu’il se préparait à partir en expédition. Il faut juste que nous sachions d’où et pour aller où. On a peut-être trouvé la réponse à la première partie de la question.
— Quand ont lieu les ravitaillements ? poursuivit Naïs.
— Tous les jeudis.
Grace pianota sur le calendrier de son téléphone pour vérifier le jour de la semaine du 12 juin 2019.
— La veille, déclara Naïs, qui avait eu le même réflexe, mais qui avait été plus rapide. Le 12 juin était un mercredi. Il a donc commis les cambriolages la veille du transit hebdomadaire. Ce n’est probablement pas un hasard.
Grace se leva et s’approcha d’une carte de la région punaisée au mur du bureau. Elle trouva vite Nuuk, et le minuscule village de Kapisillit complètement excentré, vers l’intérieur des terres, à la frontière de l’inconnu.
— Tout le monde peut prendre le ferry qui fait la liaison entre Nuuk et Kapisillit ? demanda-t-elle.
— Oh oui, il y a d’ailleurs souvent des touristes.
— Des contrôles à l’embarquement ?
— Non, aucun, juste votre ticket de transport.
— Si on devait aller plus loin, peut-on louer ou acheter des motoneiges là-bas ?
— L’endroit est assez fréquenté par les touristes, donc oui, il y a un petit garagiste qui fait ça…
— Nous ne sommes que samedi, mais nous devons nous rendre dans ce village, officier Madsen, lança Naïs. Vous avez un moyen de nous y conduire ?
— Eh bien, disons que… je suis en congé, normalement, alors…
— Si on retrouve le coupable de ces cambriolages, ce sera bon pour votre réputation et votre avancement, non ?
L’officier remua ses lèvres sous sa moustache. Il tapota sur son ordinateur.
— La météo n’est pas sûre à 100 %, dit-il après avoir consulté son écran. Donc, je vous y dépose, mais je ne reste pas. D’autant que ça peut vite dégénérer, là-bas, en cas de tempête de neige.
— Comment ça, dégénérer ?
— Vous êtes au Groenland, Mesdames. Ici, c’est l’Amazonie des glaces. L’homme est en sursis. Et si intelligentes que vous soyez, je pense que vous n’êtes pas du tout préparées à ce qui vous attend.