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Le policier marqua un temps de latence, comme un spectateur surpris d’être interpellé par les comédiens sur scène.

— Il n’en reste qu’une seule… oui, le bateau.

— Pour aller où ?

— Il n’y a qu’une destination. Le tout petit village de Kapisillit, que l’on ravitaille chaque semaine et qui se trouve tout au fond du fjord. Mais il y a à peine une cinquantaine d’habitants, alors autant vous dire qu’un étranger qui débarque pour s’installer là-bas, ça se remarque encore plus.

— Neil Steinabert ne s’est pas installé dans un village, expliqua Grace. Le matériel qu’il a volé démontre clairement qu’il se préparait à partir en expédition. Il faut juste que nous sachions d’où et pour aller où. On a peut-être trouvé la réponse à la première partie de la question.

— Quand ont lieu les ravitaillements ? poursuivit Naïs.

— Tous les jeudis.

Grace pianota sur le calendrier de son téléphone pour vérifier le jour de la semaine du 12 juin 2019.

— La veille, déclara Naïs, qui avait eu le même réflexe, mais qui avait été plus rapide. Le 12 juin était un mercredi. Il a donc commis les cambriolages la veille du transit hebdomadaire. Ce n’est probablement pas un hasard.

Grace se leva et s’approcha d’une carte de la région punaisée au mur du bureau. Elle trouva vite Nuuk, et le minuscule village de Kapisillit complètement excentré, vers l’intérieur des terres, à la frontière de l’inconnu.

— Tout le monde peut prendre le ferry qui fait la liaison entre Nuuk et Kapisillit ? demanda-t-elle.

— Oh oui, il y a d’ailleurs souvent des touristes.

— Des contrôles à l’embarquement ?

— Non, aucun, juste votre ticket de transport.

— Si on devait aller plus loin, peut-on louer ou acheter des motoneiges là-bas ?

— L’endroit est assez fréquenté par les touristes, donc oui, il y a un petit garagiste qui fait ça…

— Nous ne sommes que samedi, mais nous devons nous rendre dans ce village, officier Madsen, lança Naïs. Vous avez un moyen de nous y conduire ?

— Eh bien, disons que… je suis en congé, normalement, alors…

— Si on retrouve le coupable de ces cambriolages, ce sera bon pour votre réputation et votre avancement, non ?

L’officier remua ses lèvres sous sa moustache. Il tapota sur son ordinateur.

— La météo n’est pas sûre à 100 %, dit-il après avoir consulté son écran. Donc, je vous y dépose, mais je ne reste pas. D’autant que ça peut vite dégénérer, là-bas, en cas de tempête de neige.

— Comment ça, dégénérer ?

— Vous êtes au Groenland, Mesdames. Ici, c’est l’Amazonie des glaces. L’homme est en sursis. Et si intelligentes que vous soyez, je pense que vous n’êtes pas du tout préparées à ce qui vous attend.

– 41 –

L’officier Madsen donna rendez-vous à Grace et Naïs au port une heure plus tard, le temps qu’il prépare le bateau. Elles en profitèrent pour se rendre dans l’un des magasins d’équipements sportifs que Neil avait visités, afin d’y acheter les vêtements chauds dont elles avaient grand besoin. Tout en choisissant leurs parkas, polaires, gants, sacs à dos, lampes de poche et bottes fourrées, elles cherchèrent à en savoir plus sur le cambriolage qui avait eu lieu à l’époque. Malheureusement, le propriétaire ne leur apprit rien de nouveau. Elles firent ensuite l’acquisition de nourriture lyophilisée et, enfin armées pour affronter les températures extrêmes du pays, elles rejoignirent le port à pied.

Dans les rues enneigées de Nuuk flottait une atmosphère de fin du monde. Il était neuf heures du matin, mais les formes des maisons s’effaçaient dans une lumière grise que les lampadaires jaunes ne parvenaient pas à dissiper. Plus on s’éloignait de l’artère centrale, plus les habitations juchées sur les pentes rocheuses tachées de poudreuse se perdaient dans la froide obscurité où se découpait l’ombre menaçante du mont Sermitsiaq. Il dominait la ville comme un ogre punissant tous ceux qui oseraient troubler son repos. Même l’air semblait retenir sa respiration, faisant planer ce silence de montagne où ne résonnent que les pas crissant dans la neige.

Grace n’entendait que le bruit de ses bottes et celles de Naïs, mais elle avait la sensation que d’autres craquements glacés parvenaient de temps à autre à ses oreilles. Elle se retournait, rabattait sa capuche et scrutait les alentours. Seuls quelques flocons isolés flottaient alors devant ses yeux. À un moment, pourtant, elle jura avoir vu une silhouette masculine se dérober au coin d’un bâtiment. Elle se mit à courir sans même avertir Naïs et s’engouffra dans une ruelle sombre qui longeait l’arrière de quelques maisons. Une forme voûtée fit volte-face. De loin, dans la pénombre, Grace reconstitua le visage d’une vieille femme barré du mauvais sourire de l’assassin Gabriel. L’individu la considéra un instant, puis se retourna et ouvrit la barrière d’une maison.

— Hey !

Grace se lança à sa poursuite. La personne referma le portail derrière elle et semblait accélérer le pas pour gagner son palier. Grace se cogna presque à la palissade en bois et recula d’un bond au moment où un chien bondit sur la barrière en aboyant. Effrayée, elle chuta en arrière, tandis que la porte de la maison s’ouvrait et que la voix d’une vieille femme se faisait entendre du seuil.

— J’ignore ce que vous me voulez, mais lui ne cherchera pas à savoir. Allez-vous-en !

Agressée par la furie du chien, encore sous le choc de la peur, Grace se releva lentement sans quitter la demeure des yeux, dont les lumières s’allumaient une à une. Une ombre se plaça dans l’encadrement d’une fenêtre, immobile. Les aboiements du molosse lui percutaient le crâne, comme si on cherchait à lui arracher le cerveau vivante. Et si elle avait laissé son imagination prendre le dessus, elle aurait vu avec certitude la silhouette dans la maison jouer avec un crochet en métal.

— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? demanda Naïs, qui venait d’arriver en courant.

Grace sursauta.

— J’ai cru le reconnaître…

Revenue dans la rue principale et reprenant lentement ses esprits, elle expliqua sa méprise.

— C’est angoissant de ne le voir nulle part, termina-t-elle, bien consciente d’avoir été victime de ses propres peurs.

Naïs tourna la tête à gauche et à droite, scrutant les rares ombres mouvantes sous les lampadaires.

— Il n’y a personne. Rien que nous.

— Et s’il avait suivi une autre piste que la nôtre ? ajouta Grace. Peut-être a-t-il déjà retrouvé Neil ?

— C’est peu probable…

— Mais pas impossible. Les déductions auxquelles on a abouti avec seulement quelques informations supplémentaires sont à la portée de n’importe qui prenant un peu le temps de réfléchir.

— Sauf qu’il n’a pas eu ces quelques informations.

Grace n’était pas convaincue, mais elle se contenta de hausser les épaules, encore trop secouée par sa mésaventure pour débattre plus avant.

— Ça va ? s’inquiéta Naïs.

— Oui, ça ira.

Les équipières poursuivirent sans parler, pressant le pas pour gagner le port au plus vite.

Elles venaient d’apercevoir l’officier Madsen qui leur faisait signe du quai, quand le téléphone de Grace sonna.

Elle ne connaissait pas le numéro. Elle proposa à Naïs de rejoindre le policier pendant qu’elle décrochait.

— Inspectrice Campbell ? Capitaine des secours d’Inchnadamph.

La voix était terne et Grace sentit son cœur se serrer.

— Oui…

— Je suis désolé de vous apprendre que le guide qui vous accompagnait, Yan McGregor, n’a pas survécu à ses blessures. Il est décédé il y a une heure.