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— Tu auras besoin de forces, lui murmura Naïs, en lui tendant un morceau de son sandwich au saumon fumé.

Grace la remercia et mangea sans appétit. Elle terminait sa dernière bouchée quand l’officier annonça l’arrivée au village de Kapisillit.

On aperçut alors une poignée de maisonnettes à flanc de colline, qui se fondaient dans une brume glacée, ultime frontière civilisée avant l’immensité sauvage.

– 42 –

Ils mouillèrent dans une anse et amarrèrent le bateau à un ponton en bois qui conduisait à l’entrée du village. Au bout du chemin, un grand panneau indiquait la direction à suivre pour le trek de quatre-vingt-dix kilomètres permettant de rallier Nuuk. À en croire les quelques informations affichées, c’était pratiquement la seule raison pour laquelle les visiteurs venaient jusqu’ici.

— Le garagiste dont je vous ai parlé est au bout de la rue, à droite, lança le policier en désignant l’unique artère du village. C’est la dernière bâtisse avant… avant le vide. Bonne chance, Mesdames. Et, ce n’est pas un conseil en l’air : faites attention.

Il allait tourner les talons, mais se ravisa, comme s’il craignait de ne pas avoir été assez précis.

— Cela veut dire qu’il ne faut jamais perdre à l’esprit qu’ici, la moindre imprudence tourne au drame. Je n’ai pas envie d’être celui qu’on accusera de vous avoir conduites à la mort, hein !

— On fera de notre mieux pour ne pas alourdir votre conscience, répliqua Grace.

— Ouais, ouais. Un exemple parmi bien d’autres : même aux alentours du village, les ours polaires peuvent rôder, contrairement à Nuuk, où ils n’osent plus approcher. Je vous rappelle que c’est l’un des plus gros carnivores au monde. Il ne vous laissera aucune chance s’il vous surprend. Il vous plante ses crocs dans la tête d’abord et vous brise ensuite la colonne vertébrale. Une fois encore, tout va très vite…

Grace fut parcourue d’un frisson désagréable, mais elle acquiesça et salua l’officier, alors que Naïs s’aventurait déjà dans la seule ruelle du village.

En chemin, elles repérèrent rapidement le petit gîte dont le policier leur avait parlé, puis le hangar du garagiste, d’où l’on entendait des bruits de tôle frappée. Le sentiment d’être perdu aux confins de la Terre était encore plus oppressant qu’à Nuuk. Les habitations n’étaient pas assez nombreuses pour se sentir un tant soit peu protégé de la nature. Les plaines enneigées étaient visibles de partout, et la montagne sur le flanc de laquelle avaient été semées les rares maisons penchait dangereusement au-dessus du village. Ici, la communauté était intégralement inuite et on observait de loin ces deux touristes qui ne suivaient pas le chemin habituel des visiteurs. Elles frappèrent à la porte en tôle de l’atelier d’où émanaient des impacts de marteau. Le bruit s’arrêta et un homme au visage maculé de cambouis apparut. Son expression étonnée était à elle seule le témoin de l’autarcie dans laquelle vivait cette communauté. Il les regarda sans rien dire.

— Bonjour, le salua Naïs. Nous aurions besoin de votre aide pour retrouver une personne qui est peut-être passée chez vous il y a quelque temps…

L’homme grogna et leva le menton d’un air entendu. Puis il ouvrit sa porte pour les laisser entrer. Deux motoneiges étaient surélevées sur des trépieds et leur moteur démonté, tandis que traînaient çà et là des pièces détachées de différentes machines. Sur un mur, un fusil était accroché à côté d’une besace, d’un couteau de chasse et d’un collier en griffes d’ours.

— Nous sommes désolées, mais nous ne parlons pas l’inuktitut, déplora Grace. Vous comprenez l’anglais ?

— Un peu, répondit l’homme, en essuyant son nez qui coulait d’un revers de main.

— Il y a un peu plus d’un an, est-ce qu’un étranger, d’un peu moins de trente ans, est venu vous voir pour vous acheter ou vous louer une motoneige ?

Le mécanicien se frotta la tête avec l’une des dents pointues de sa clé à molette. Puis, il se dirigea vers un établi dont il ouvrit un tiroir pour en sortir un cahier taché. Probablement son livre de comptes. Il le feuilleta, puis le rangea et referma le tiroir.

— Étranger n’achète jamais motoneige ici. Il loue seulement. Et beaucoup étrangers louent…

Naïs allait soupirer de déception, mais l’homme n’avait pas fini de parler.

— Un seul a acheté motoneige l’année dernière. Oui. Dans souvenir, il avait comme peur. Lui a vécu dans village cinq mois pour attendre hiver, et après, il voulait acheter motoneige tout de suite. Je n’avais pas. Alors, lui a payé prix très élevé pour acheter motoneige à moi.

Grace vibrait de nouveau.

— Vous l’avez revu ?

— Non, jamais.

— Où est-il parti ? le pressa-t-elle.

— Je sais pas, l’étranger est parti vers nulle part. Étranger fou, mourir de froid et de faim, sûr.

— Montrez-nous au moins la direction, insista Naïs.

Le mécanicien leur demanda de le suivre dehors et leur indiqua un détroit qui longeait la montagne derrière le village et qui s’en allait vers l’horizon.

— Qu’est-ce qu’il y a là-bas ?

— Rien…

— Vraiment rien ?

— Seulement une famille folle. Famille veut vivre comme ancêtres. Mais eux fous de rester là-bas. Vie trop dure. Nous pas comprendre pourquoi eux ne viennent pas au village.

— Vous ne les voyez jamais ?

— Eux venir une fois par an au village, c’est tout. Mais eux pas aimer étrangers du tout. Votre ami pas possible rester là-bas. Pas possible…

— Louez-nous une motoneige, le coupa Naïs.

— Moi pas avoir.

— Et celles-là, dit Naïs en désignant les engins en réparation.

— Motos à gens du village. Pas à louer.

— On vous les achète. Combien ?

Le mécanicien secoua la tête en se lamentant. Il marcha de long en large dans son atelier, comme s’il menait un combat intérieur.

— Vous acheter ? Sûres ?

— Oui.

— Vous payer vingt mille couronnes ?

— Elles peuvent être prêtes quand ?

— Une heure…

Naïs sortit son argent, compta ses billets et déposa le montant exigé sur l’établi.

Le garagiste n’en revenait pas.

— Est-ce que cette famille parle notre langue ? s’inquiéta Grace.

— Non. Pas parler du tout langue des étrangers. Eux pas vous comprendre.

— Alors, pour le même prix, je vais vous demander de nous aider. Vous allez traduire les questions que l’on veut leur poser et nous vous enregistrerons sur notre téléphone, lui expliqua Grace, sous le regard approbateur de Naïs, qui trouvait l’idée fort bonne. On se débrouillera avec des gestes pour comprendre leurs réponses.

Le mécanicien se gratta de nouveau le front avec sa clé et finit par hausser les épaules en acquiesçant.

— À combien de temps se trouve cette famille ?

— Une heure, peut-être, si vous pas perdre ou pas tomber en panne. Je vais donner GPS pour vous guider, si vous voulez.

Grace et Naïs remercièrent le garagiste et s’installèrent dans un coin de l’atelier le temps que les motoneiges soient prêtes. Puis elles recueillirent une dizaine de questions et de formules de politesse prononcées par le mécanicien. Celui-ci leur montra ensuite comment fonctionnaient les engins. En amatrice de deux-roues, Naïs comprit vite, ce fut un peu plus long pour Grace.

— Là-bas, pas téléphone, précisa l’homme. Vous, pas vous perdre. Vous armes ?

— Oui, répondit Naïs en montrant son pistolet.

— Bien…

— Une dernière chose, demanda Grace. Comment dit-on merci en inuit ?