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Les deux plus jeunes hommes se mirent à rire et, finalement, la femme sortit de l’igloo. L’ancien, imperturbable, fit signe à Grace de la suivre.

Sous la grisaille, l’Inuite la conduisit jusqu’à un tout petit abri de glace un peu à l’écart et l’encouragea à y entrer. Grace s’exécuta en remerciant avec force gestes. Elle profita de ce temps de solitude dans ces sommaires toilettes pour préparer son téléphone et ressortit deux minutes plus tard, le visage serein. La petite fille avait rejoint sa mère et la tenait par la main, emmitouflée dans son manteau en peau de phoque.

— « Kjanarsouac », balbutia Grace en leur souriant.

La femme fronça les sourcils, l’air de ne pas comprendre. Mais l’enfant esquissa une moue amusée.

Grace chercha le fichier audio sur son téléphone et fit parler le mécanicien à sa place :

Qujanarsuaq.

Le visage de la mère s’éclaircit et elle répondit avec le même mot. Grace lui rendit son sourire et lui fit comprendre qu’elle voulait ajouter quelque chose. Sans attendre, elle relança sur son portable les premières questions qu’elle avait posées dans l’igloo :

Il y a un peu plus d’un an, un étranger solitaire est-il venu ici avec une motoneige ? Où est-il allé ?

À l’écoute de la voix du garagiste, Grace crut discerner une supplique dans le regard de la fillette, que sa mère entraîna par la main. Elle ne comprenait pas la réaction de la jeune femme. Celle-ci fuyait-elle les questions ? Non, ce n’était pas cela… L’Inuite l’interpella vivement et lui montra un point au loin.

Grace vit alors une masse sombre encombrer l’horizon, là où tout à l’heure ne se trouvait que le ciel terne et crépusculaire. Il ne lui fallut pas longtemps pour constater que ce chaos se rapprochait et que le vent s’était levé. Des chiens gémirent, pendant que d’autres creusaient un trou dans la neige pour s’y lover en boule, le museau enfoui sous leurs pattes. Une tempête allait s’abattre sur le camp.

Grace regagna l’igloo. La jeune femme discutait déjà avec l’ancien, qui avait l’air en colère.

— Qu’est-ce qu’il se passe, qu’est-ce qu’elle est en train de lui raconter ?

— Je ne sais pas. J’espère qu’elle parle de la tempête de neige qui est sur le point d’arriver.

— Alors, que t’a-t-elle dit ?

— Rien…

— Tu as pu fouiller les deux autres habitations ?

— Non, elle m’a tout de suite montré la tempête et fait comprendre qu’il ne fallait pas traîner.

Soudain, le vieil homme éleva la voix et repoussa la femme. Celle-ci baissa les yeux avant de regagner le coin qui semblait lui être attribué dans l’igloo, et de serrer sa fille contre elle. Les deux jeunes hommes quittèrent l’habitacle tiède sur ordre du vieillard. Une poignée de secondes plus tard, ils revinrent et lui parlèrent. L’ancien grogna, lança quelques mots et sortit brusquement de l’igloo. Les deux hommes firent de même, après avoir adressé un petit signe de tête à Grace et Naïs.

— Il a dû leur dire que nous devions attendre ici le temps que la tempête soit passée, supposa Grace.

Confirmant son hypothèse, la jeune femme leur tendit des peaux de caribous en leur indiquant une couche.

— Je n’avais pas prévu ça, lança Naïs, et le pire, c’est qu’on n’a plus aucune piste pour retrouver Neil…

— Il faut profiter de l’obscurité provoquée par la tempête pour aller jeter un coup d’œil dans les deux autres igloos.

— Avec les chiens qui vont se mettre à aboyer ?

— Le vent couvrira nos bruits de pas et la neige notre odeur.

— On n’y verra rien, on va se perdre.

— Les igloos sont juste à côté…

Des vapeurs d’eau parvinrent jusqu’à elles alors que la petite fille leur tendait des tasses fumantes. C’était un bouillon de poisson, qui n’avait pas mauvais goût et qui les réchauffa.

Grace salua d’un signe de tête et, tout en posant un doigt sur sa poitrine, elle prononça son prénom à plusieurs reprises. La jeune femme inuite comprit et lui répondit.

— Kaliska.

Puis elle tendit le doigt vers sa fille.

— Ayanna.

Grace leur sourit. À ses côtés, elle vit Naïs qui accordait un regard mélancolique à la petite, se comparant probablement à cette mère qui vivait auprès de son enfant, alors qu’elle connaissait à peine sa propre fille.

L’agente se frotta les yeux.

— Tu n’en peux plus, lui glissa Grace, faisant semblant de croire que ses yeux avaient rougi sous l’effet de la fatigue. Dors un peu, je te réveillerai.

Naïs acquiesça et s’allongea.

Bientôt, seules les braises palpitaient à l’intérieur de la petite habitation. Dehors, le vent hurlait et l’on entendait les flocons de glace cingler les parois protectrices de l’igloo. On était en plein milieu de journée, mais l’obscurité devait être totale.

Grace écoutait les respirations. Celles de la jeune femme et de la fillette témoignaient déjà de leur endormissement. Tout comme celle de Naïs.

Elle s’efforça de réfléchir à ce qui leur resterait à faire si elles ne trouvaient aucune trace de Neil dans ce campement. Quelle nouvelle impulsion pourrait-elle donner à leur enquête ? Grace n’en voyait aucune. Elles seraient donc allées si loin pour rien. Absolument rien.

La mort de Yan la tourmenta avec une acuité accrue par le spectre de l’échec. Cette existence, sacrifiée pour rien.

Et dans l’obscurité froide, il lui sembla voir le jeune homme agonisant dans la grotte, essayant de lui dire combien il aurait aimé vivre. Grace endura son supplice jusqu’à ce que ses nerfs épuisent ses ultimes forces pour la conduire à son tour vers l’endormissement.

Elle se réveilla en sursaut et se redressa sur sa fourrure. Le feu n’était plus qu’un œil écarlate à la paupière lourde et elle en conclut qu’elle s’était assoupie au moins pendant deux heures. Un bruit étrange, venant du dehors, l’avait tirée de son sommeil.

Elle tendit l’oreille. Il ne s’agissait que du vent glissant contre les murs de l’igloo. Non. Le son était trop saccadé, trop aigu, trop humain, surtout. Elle bloqua sa respiration et ferma les yeux.

Sans aucun doute, elle discernait des sanglots. Des sanglots d’enfant.

– 44 –

Du faisceau de sa lampe de poche, Grace éclaira la forme assoupie de la jeune femme inuite, mais ne trouva nulle trace d’Ayanna. Elle hésita à réveiller Naïs, mais elle dormait si profondément qu’elle n’osa troubler ce repos dont elle semblait avoir tant besoin. Elle s’assura que son arme était toujours bien rangée dans son holster, puis elle remonta la fermeture de sa parka, enfila ses bottes et se fraya un chemin vers l’extérieur.

Le contraste avec la chaleur de l’abri fut d’une brutalité inouïe. Des cristaux de glace projetés par le blizzard s’abattirent sur elle avec le débit d’une mitraillette, griffant la toile de sa parka, lui écorchant le visage. Grace chancela et se cogna contre la paroi de l’igloo. Étourdie, elle leva un bras pour se protéger la figure et se redressa péniblement. Les yeux plissés, la tête penchée, les rafales venteuses gémissaient à ses oreilles avec tant d’ardeur qu’elle avait l’impression de se noyer. Pourtant, elle les entendit de nouveau. Les sanglots étaient tout proches. Elle brandit sa torche devant elle, éclairant les épines de neige qui cinglaient à l’oblique. Deux ombres. Une petite et une beaucoup plus haute et plus épaisse. Elle força le pas dans leur direction en dégainant son arme. Les silhouettes se dessinèrent avec plus de netteté, jusqu’à saisir Grace de terreur. La petite fille inuite marchait à côté d’un être mi-humain mi-bête, arborant des cornes tordues sur le crâne, des épaules démesurément larges et de longues griffes.