Elle avait parlé dans la langue de Grace et Naïs, qui la regardaient stupéfaites.
— Mon grand-père terrorisait ma mère et mes deux oncles. Il ne voulait pas que l’on aille au village et il… il me faisait peur… Tellement peur, en venant me chercher la nuit ou pendant les tempêtes… Il disait que l’esprit d’un anirniit devait me juger chaque jour. Si je respectais les règles des anciens en disant à ma mère qu’on devait rester ici, alors il me laissait en vie, sinon, l’esprit ordonnerait à mon grand-père de me tuer. Il me traînait dehors toutes les nuits pour me demander si j’avais été une bonne Inuite…
La voix d’Ayanna s’étrangla et Grace la serra contre elle.
— Alors, c’est fini, maintenant ? Vous êtes libres ?
— Oui, lui assura la petite fille. Le Grand Blanc l’a emmené.
Puis, d’un ton plus affirmé, elle ajouta :
— Et on peut aussi te dire la vérité.
Grace et Naïs échangèrent un coup d’œil.
— On sait où est l’homme que vous cherchez, avoua Ayanna. C’est lui qui m’a appris votre langue.
– 45 –
Grace et Naïs filaient à pleine allure, l’une à côté de l’autre sur leurs motoneiges, en suivant la direction que la communauté inuite leur avait indiquée. En ce petit matin, la tempête passée, une pâle lumière s’était résignée à blanchir un peu le ciel gris ; on pouvait considérer que c’était le jour. Après sa lutte contre l’ours polaire, Grace avait échangé longuement avec Ayanna et le reste de la famille. Depuis qu’ils étaient nés, ils vivaient tous sous l’emprise de leur père, qui avait fait de la vie à l’ancienne une idéologie terrorisante. Il avait égoïstement accepté les visites de Neil, qu’ils appelaient « l’étranger », parce que celui-ci était capable de le soigner avec des médicaments rapportés de son pays et plus efficaces que les remèdes traditionnels. En échange, ils lui fournissaient de la viande de phoque ou du poisson, et parfois, des recharges de réchaud à gaz ainsi que de l’essence qu’ils achetaient à Kapisillit. Maintenant que l’ancien était mort, ils allaient très certainement partir vivre au village ou même à Nuuk, pour qu’Ayanna puisse aller à l’école.
Après ces explications, Grace et Naïs avaient passé la nuit avec la famille inuite, attendant que la tempête ne soit plus qu’un mauvais souvenir. L’un des hommes avait réparé le pistolet enrayé. Au réveil, après avoir avalé une collation de barres de céréales issues de leurs provisions personnelles, elles avaient enfourché leurs motoneiges pour rejoindre la tanière de Neil le plus vite possible.
Ayanna leur avait dit d’aller tout droit en direction du nord-est, vers l’un des anciens bras du fjord, qu’elles finiraient par trouver. C’est ainsi qu’après une demi-heure de course dans le désert givré, elles aperçurent une forme inattendue émerger de la plaine. Cela ressemblait à une petite église sculptée dans la glace, mais dont la structure se serait affaissée sur le flanc gauche. Toute la partie supérieure de la construction semblait avoir fondu en une armée de stalactites cristallines, comme des cheveux gelés pendraient d’une tête penchée.
De part et d’autre de cette sculpture aux reflets bleutés, on devinait sur le sol le tracé craquelé d’un cours d’eau aujourd’hui scellé dans la glace. Et pour cause, maintenant qu’elle était suffisamment proche, Grace voyait distinctement la forme prisonnière de la banquise. Ce qu’elle avait pris pour le clocher oblique d’une église n’était autre que le mât d’un bateau incliné dont la coque, le pont, les amarres et la cabine étaient entièrement pétrifiés dans un miroir fantomatique.
Elles ralentirent et descendirent de leurs véhicules une cinquantaine de mètres avant d’arriver au pied de ce qui était censé être le refuge de Neil. Un homme qui se savait en danger et qui, s’il était armé, n’hésiterait probablement pas à tirer sur elles avant qu’elles puissent lui expliquer qui elles étaient.
— Neil Steinabert ! appela Naïs en plaçant ses mains en porte-voix.
Elles attendirent sans percevoir aucun mouvement ni rien entendre. Naïs dégaina son arme et s’approcha. Grace la suivit quelques mètres en arrière, son pistolet réparé en main.
— Je m’appelle Grace Campbell ! Je suis inspectrice de la police de Glasgow. Nous savons que vous êtes en danger. Votre ami Anton Weisac a été assassiné. Le tueur est en route pour vous trouver. Nous venons pour vous protéger !
Seul le mugissement du vent leur répondit. Une brise polaire glissait désormais entre leurs jambes, tels des rubans de givre, et s’enroulait autour de la coque paralysée du navire. Les deux femmes progressaient avec une prudence redoublée, scrutant chaque partie du bateau, à l’affût d’une silhouette ou même simplement du canon d’une arme.
— Neil Steinabert ! insista Naïs. Je m’appelle Naïs Conrad, je suis agente de la DIA, pour le Pentagone. Je collabore avec l’inspectrice Campbell. Vous êtes le seul à pouvoir mettre fin aux agissements d’Olympe. Nous avons besoin de vous ! Et vous avez besoin de nous ! Montrez-vous !
En s’approchant, elles aperçurent les patins d’une motoneige cachée derrière la proue du bateau. Plus aucun doute. Même si personne ne répondait, le lieu était bien habité.
Une échelle aux barreaux enveloppés de glace permettait d’accéder au pont. Naïs fut la première à monter. Grace recula de quelques pas pour être en mesure de la couvrir.
— Neil Steinabert ! reprit Naïs une fois en haut. Nous sommes là pour vous aider. L’homme envoyé par Olympe pour vous tuer ne va pas tarder à arriver, ouvrez-nous. C’est la petite Ayanna qui nous a révélé votre cachette.
Grace rejoignit sa partenaire sur le pont qui était une véritable patinoire. Elle venait d’y poser un pied prudent quand se fit entendre un bruit mécanique derrière le battant menant à la cabine. Quelqu’un venait d’en déverrouiller l’accès. Mais la porte demeurait fermée.
Grace s’en approcha et tourna la manivelle tandis que Naïs s’apprêtait à faire feu. Les deux femmes se coordonnèrent et, dans un souffle d’effort, Grace tira le lourd panneau de métal. Les gonds grincèrent et, emportée par la gravité du bateau penché, la porte claqua contre le mur, grande ouverte. Un gong profond fissura le silence, jusqu’à se perdre dans le lointain.
Grace passa la première, sa lampe de poche calée sous la crosse de son pistolet. Elle pénétra dans un vestibule donnant sur un escalier s’enfonçant dans le noir. Naïs la suivit de près et lui tapa sur l’épaule. Les deux femmes descendirent les marches, les faisceaux de leurs lampes zébrant les ténèbres à la recherche du moindre signe de vie.
Elles atteignirent le palier, où régnait une odeur de métal, d’huile et de brûlé. Et soudain, une voix étouffée surgit de l’obscurité.
— Mon arme est pointée sur l’une de vos têtes.
Grace et Naïs braquèrent en même temps leurs lampes et leurs pistolets dans la direction de la voix. Elles n’illuminèrent qu’un mur métallique percé de gros boulons.
— De là où je suis, je peux vous abattre, mais je suis hors de votre portée. Montrez-moi vos badges.
Grace fouilla dans sa poche intérieure et brandit le sien en l’éclairant de sa lampe. Naïs fit de même avec sa carte de la DIA.
On entendit alors un glissement métallique et un déclic. Un moteur s’enclencha et une ampoule se mit à briller au plafond, révélant une large pièce austère dotée d’une table couverte de feuillets, d’une maigre bibliothèque et d’un espace central avec un tabouret posé à côté d’un réchaud à gaz. À l’écart, un amas de fourrures devait faire office de lit.
Puis émergeant de l’ombre, se profila un homme, les cheveux courts et vaguement ondulés, une figure un peu pataude avec des joues lourdes et un regard triste, peut-être parce que dans les coins, ses yeux s’étiraient vers le bas.