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— Neil Steinabert ? hésita Naïs, avec une révérence qui surprit Grace.

— Oui. C’est moi.

Puis il les regarda longtemps sans rien dire et, pendant ce moment de latence, Grace eut la sensation très étrange de connaître ce visage. Oui, elle l’avait déjà vu quelque part. À plusieurs reprises, même. Mais où et quand ?

– 46 –

Naïs avait l’air comme hypnotisée par la présence de Neil Steinabert. Avait-elle, elle aussi, reconnu chez lui quelque chose de familier ? Ou était-ce seulement l’émotion d’avoir enfin réussi à retrouver celui qu’elle cherchait depuis tant d’années ?

— Comment allez-vous, Neil ? demanda Grace, de cette voix douce et prévenante qu’elle avait toujours à l’égard des victimes.

Le savant les contourna et remonta l’escalier pour refermer la porte d’accès à la cabine. Puis il leur fit signe de s’approcher du centre la pièce et y disposa les fourrures qui lui servaient de lit, autour du réchaud à gaz. Le petit groupe s’assit dans le silence troublé par le sourd ronronnement de ce qui devait être un groupe électrogène.

— Comment va Ayanna ? s’enquit Neil.

— Bien, mais elle va certainement regagner Kapisillit ou Nuuk, maintenant que son grand-père est mort.

Il hocha la tête, puis il soupira, comme si, au fond, plus rien ne le touchait vraiment.

— Le jour où Anton et moi avons décidé de fuir, nous nous doutions que notre vie serait difficile. Donc, pour répondre à votre question, je vais comme j’avais prévu d’aller. Mais que savez-vous de moi exactement et comment m’avez-vous retrouvé ?

À son phrasé lent et terne, Grace mesura la pesanteur de son existence dans ce navire glacial, perdu au fin fond du Groenland. Elle lui résuma le déroulé de leur enquête, en mentionnant le meurtre d’Anton et son excérébration, son cabinet secret et ses recherches en astrophysique, les révélations de la plaquette commerciale d’Hadès, puis elle termina en racontant la découverte des cercueils destinés à accueillir les centaines de milliers de victimes de l’abêtissement de la civilisation occidentale.

Neil écouta attentivement, avant de les questionner.

— Que voulez-vous savoir de plus ?

Grace consulta Naïs du regard, mais sa camarade n’avait pas l’air de vouloir, ou même pouvoir, parler. Elle ne décollait pas ses yeux de Neil, buvant chacune de ses paroles.

— Pourquoi avez-vous fui Olympe ? demanda alors Grace.

Neil versa de l’eau dans une casserole qu’il déposa sur le réchaud à gaz avant de l’allumer.

— Au départ, Olympe nous a fourni toute la matière intellectuelle dont nos cerveaux avaient besoin pour se nourrir, s’enrichir, se muscler. Au labo Lugar, en Géorgie, nous disposions de tout ce que nous voulions en termes de confort, de savoir, nous avions accès au meilleur matériel scientifique et, surtout, nous étions libres de travailler sur ce qui nous intéressait. Nous étions le projet Métis.

Quelque part dans les cales du bateau, le groupe électrogène toussota et la lumière vacilla un instant.

— Pardon de vous couper, intervint Grace. Mais comment avez-vous rejoint Olympe au départ ?

— C’est, disons… difficile à raconter. Je ne me sens pas encore prêt. Veuillez m’en excuser. Plus tard, peut-être…

— Très bien, acquiesça Grace, un peu surprise par la réponse. Alors, pourquoi êtes-vous partis d’Olympe ?

— Au bout de quelques années, les dirigeants d’Olympe nous ont fait intégrer une équipe composée d’informaticiens et de statisticiens parmi les plus chevronnés au monde et nous ont demandé d’orienter nos recherches sur un domaine bien précis. Anton et moi étions versés dans la physique et l’astrophysique. C’était notre passion, notre raison de vivre, même, mais Olympe voulait exploiter notre matière grise pour une autre discipline. Au départ, nous avons trouvé cela très intéressant. Puis nous avons vite compris ce qu’ils comptaient faire de nos découvertes.

— Sur quel domaine vous a-t-on demandé de travailler ?

— Les sciences cognitives. Tout ce qui est en rapport avec la façon dont nous apprenons, nous réfléchissons et nous nous comportons. En résumé, sur l’origine et le fonctionnement de l’intelligence humaine. Ce qui inclut les processus de dépendance, la façon dont on brise les volontés et dont on instaure le conditionnement, la fabrication et la destruction de matière grise, les productions artificielles d’hormones du plaisir et leur accoutumance, l’orientation programmée des comportements, etc.

— La science de la manipulation, en fait.

— En quelque sorte.

— Et à quoi Olympe destinait ces recherches ?

— Vous connaissez déjà la réponse, inspectrice.

Elle l’avait en effet trouvée au moment où elle posait la question.

— L’abêtissement généralisé de l’Occident est l’œuvre d’Olympe, inspectrice, ou, plus précisément, de sa filiale Léthé, qui, je vous le rappelle, est le fleuve de l’oubli dans la mythologie grecque. Là se situe le cœur de leurs activités. Toute leur énergie, tous leurs moyens financiers et intellectuels sont mis au service de cet anéantissement de l’intelligence des populations. Et parce qu’ils commençaient à stagner dans leurs processus d’innovation malgré le recrutement de brillants ingénieurs, ils ont fait appel à des QI hors du commun, comme celui d’Anton et le mien, pour développer de nouvelles techniques encore plus performantes. Pour résumer, ils ont voulu utiliser notre cerveau pour rendre les gens plus bêtes, plus vite.

Neil parlait sans éclat, sans élever la voix, comme un oracle annoncerait une fatalité. Il retira la casserole du feu et versa l’eau bouillante dans trois tasses où pendait un sachet de thé.

— Dans quel but, me direz-vous ? poursuivit-il. Parce que cela rapporte des milliards de dollars et un pouvoir inouï. Depuis trente ans, Léthé travaille à l’élaboration de produits et outils qui font croire aux consommateurs que leur utilisation massive les rend plus heureux et plus intelligents. Alors que tout est minutieusement pensé pour les rendre au contraire dépendants, malheureux et surtout de plus en plus bêtes. Ce qui par ricochet permet aux États de manipuler à leur guise leurs citoyens. Les dirigeants d’Olympe ne reculant devant aucun profit, ils ont poussé le cynisme jusqu’à créer Hadès pour vendre les cercueils destinés aux gens qu’ils vont eux-mêmes conduire à la mort.

Grace se frotta le front. Un instant écrasée par tant de perversité, elle faillit perdre le fil de sa pensée. Elle comprenait dans les grandes lignes le schéma de cet abrutissement généralisé, mais il lui manquait les détails.

— Neil, quels sont ces outils qu’Olympe développe ?

Le savant distribua les tasses à ses invitées, puis il se leva pour aller chercher quelque chose dans sa petite bibliothèque. Quand il revint, il tenait dans la main un classeur gonflé de documents et une clé USB.

— Ces dossiers secrets révèlent toutes les techniques qu’Olympe utilise pour servir son projet d’asservissement intellectuel et dont il vend les brevets à de très grosses entreprises. Et je suis au regret, mesdames, de vous annoncer que comme des milliards de personnes sur Terre, vous utilisez ces pièges à neurones tous les jours, sans vous rendre compte qu’ils vous façonnent petit à petit comme Olympe a décidé que vous devriez être : du bétail abruti.

À ces mots, Neil ouvrit son classeur et lorsque Grace entraperçut les noms des clients d’Olympe, elle mesura l’ampleur de la catastrophe.