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— Si vous voulez faire tomber Olympe, il faut d’abord que vous mesuriez la gravité des conséquences de leurs actes pour notre civilisation, dit Neil. Je vous révélerai ensuite les noms de leurs clients et surtout le secret que l’entreprise leur vend.
Il sortit quelques feuilles et les déposa devant lui. Grace les ignora, préférant d’abord écouter.
— Je ne sais pas si les documents que vous avez trouvés chez Hadès le stipulaient, commença Neil, mais sachez que la baisse du QI en Occident a débuté au milieu des années 1990, pour s’accélérer dans les années 2000. Ce qui correspond à la période des ventes massives de consoles de jeux vidéo et à l’arrivée progressive des smartphones et des tablettes. Bref, à l’augmentation explosive de la durée d’exposition aux écrans, notamment chez les plus jeunes. Or, vous le savez peut-être déjà, toutes les études sur la question sont indiscutables : la forte consommation d’écrans récréatifs détruit l’intelligence. Les recherches prouvent sans contestation possible que les enfants qui regardent beaucoup les écrans développent un QI inférieur à ceux qui les regardent moins.
— Attendez, exactement comme le document d’Hadès, vous ne parlez que de la décadence de l’Occident. En Asie, par exemple, il me semble que les habitants de cette région du monde sont très accros à leurs téléphones ou leurs jeux… Pourquoi seraient-ils épargnés par la baisse de l’intelligence ?
— Pour deux raisons : la première, c’est que la Chine, le Japon, la Corée du Sud, Singapour et Taïwan investissent des sommes colossales dans l’éducation et valorisent considérablement l’excellence scolaire. Cela permet en quelque sorte de compenser l’intelligence perdue devant les écrans. La seconde raison est plus législative. À Taïwan, des parents qui laissent leur enfant de moins de dix-huit ans trop longtemps devant un écran sont accusés de maltraitance et soumis à une amende de mille quatre cents euros.
— Entendu, mais avez-vous un exemple précis prouvant que ces fameux écrans finissent par rendre plus bêtes ? le relança Grace, qui aimait avoir des preuves solides.
— Il existe plusieurs recherches à ce sujet, répondit Neil en consultant les pages éparpillées devant lui. Tenez, cette étude qui a démontré que pour des enfants de trois à six ans, le fait de se retrouver devant un écran le matin avant d’aller à l’école ou à la crèche multipliait le risque de retard de langage par 3,5. C’est désastreux. Des résultats du même ordre ont été obtenus chez les enfants de six à dix-huit ans. Plus les participants à cette étude passaient de temps devant un jeu, la télé ou leur smartphone, plus leur QI verbal diminuait. Autrement dit, moins ils acquéraient de vocabulaire et moins ils étaient en mesure de saisir l’énoncé d’un problème simple. De futurs adultes incapables de s’exprimer correctement, de se faire comprendre et de comprendre les autres.
Naïs se pencha en avant et saisit une des feuilles noircies de chiffres, de statistiques et de comptes rendus d’expériences étalées par terre.
— Cette étude anglaise portant sur le niveau scolaire est aussi très parlante, confirma Neil. Elle a comparé les résultats d’adolescents de seize ans à un examen national suivant le temps qu’ils avaient passé devant un écran durant l’année. Je précise que tous avaient la même durée de révisions. Ceux qui n’avaient jamais regardé d’écrans ont tous obtenu un A+. Ensuite, plus les élèves sont consommateurs d’écrans, plus leurs notes s’effondrent.
Neil but une gorgée de son thé et secoua la tête. Grace sentait qu’il avait pensé ce discours depuis des années et qu’il avait enfin l’occasion de le partager avec des personnes prêtes à l’écouter et surtout à comprendre l’urgence de la situation.
— Le pire dans tout ça, poursuivit le savant, c’est que l’imagination, source de toute créativité, est aussi détruite par le temps passé devant les écrans. Une étude canadienne a montré que des enfants vivant sans télévision parvenaient à inventer 40 % d’usages possibles en plus pour un objet que les enfants qui la regardent. D’une part, parce que la télé fait le récit à la place de l’enfant et, d’autre part, parce qu’elle le prive d’un temps de jeu dans la vie réelle. Des jeux qui le forceraient à s’adapter à des contraintes physiques très concrètes : lancer le ballon au bon endroit malgré le vent, fixer deux morceaux de bois ensemble sans outils, ou même tout simplement planifier la construction de son village de jouets. Cette expérience de la vraie vie est celle qui nous permet en tant qu’humains de développer nos capacités cognitives et motrices qui sont les socles de l’intelligence.
Neil huma l’arôme de sa boisson, puis contempla sa tasse comme s’il en appréciait chaque courbe, chaque dessin.
— Comment voulez-vous qu’un enfant abruti aux écrans puisse penser et fabriquer un objet aussi simple que ce mug ?
Il regarda dans le vide.
— Comment voulez-vous que l’Occident ne s’autodétruise pas quand on sait qu’à partir de deux ans, les enfants de nos pays cumulent presque trois heures d’écran par jour que les huit à douze ans montent à plus de quatre heures et que les treize à dix-huit ans frôlent les sept heures.
Grace avait effectivement entrevu les dérives des nouvelles générations, mais l’exposé de Neil dépeignait une réalité bien plus grave que ce qu’elle redoutait.
— Et Olympe œuvre donc pour accélérer cette dégénérescence ? conclut Grace, écœurée.
— Oui… Olympe fait tout pour que nous perdions le plus de temps possible sur ces écrans. C’est là que vous allez mesurer l’ampleur de la supercherie, comprendre à quel point tout, je dis bien tout, a été pensé depuis le début pour détruire notre cerveau et nous transformer en mollusques consommateurs. À commencer par toutes les applications numériques utilisées par des milliards de personnes, sur lesquelles Anton et moi avons travaillé un temps : Facebook, Instagram, Tinder, Twitter, Pinterest, Snapchat, Yahoo, Google, Netflix…
Neil chercha une feuille et sembla satisfait de la trouver rapidement.
— Je vais prendre un exemple simple : Facebook. Les gens s’en servent pour communiquer, s’informer, contester, bref, pour se sentir libres de dire ce qu’ils pensent. Pourtant, le but de cette application n’est pas du tout de nous aider à échanger. Ça, c’est ce que l’on nous fait croire pour mieux atteindre le réel objectif : bouffer notre temps. Et ce n’est pas moi qui le dis, mais l’ancien président de Facebook, Sean Parker, qui s’est repenti. Je le cite : « Le truc qui motive ces gens qui ont créé les réseaux sociaux, c’est : comment consommer le maximum de votre temps et de vos capacités d’attention ? » Pourquoi ? Parce que plus vous passez de temps à dire ce que vous pensez, plus ils récoltent de données sur vos goûts vestimentaires, musicaux, vos orientations politiques, vos préoccupations du moment, votre humeur, vos envies de vacances et j’en passe. Et toute cette information, que vous leur donnez en croyant communiquer librement, ils l’utilisent ensuite pour vendre de la publicité ciblée aux entreprises. Tout simplement. Tous les réseaux sociaux connus ne poursuivent que ce but !
— Mais quel rôle joue Olympe là-dedans ? insista Grace.
— Olympe leur fournit une arme terrible puisqu’elle a trouvé comment nous faire perdre notre temps sur les réseaux sans que l’on s’en rende compte. Elle a même mis en place une méthode qui nous donne envie de gaspiller ce temps précieux. Et cette arme dévastatrice remonte… à la préhistoire.
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Grace changea de position sur la fourrure, tandis que Naïs trempait ses lèvres dans son thé, sans cesser de regarder Neil avec ce même émerveillement qu’elle arborait depuis que l’homme s’était montré à elles. Ce dernier baissa la tête pour rassembler ses idées.