Выбрать главу

— Le public ne sait pas que, sous leurs airs de jeunes types cool qui se baladent en baskets et font tout soi-disant au feeling, la plupart des patrons de la Silicon Valley ont suivi les cours du fondateur du laboratoire des technologies persuasives de l’université de Stanford, rebaptisé laboratoire de « captologie ». Et l’une des ficelles que l’on apprend là-bas, c’est que l’ensemble de l’humanité, sans exception, est accro depuis des centaines de milliers d’années à une molécule : la dopamine. Une substance chimique que sécrète le cerveau dès que l’on reçoit une récompense. C’est notre talon d’Achille à tous. Dans les années 1950, des expériences sur des rats ont mis en évidence un phénomène très inquiétant. Pour faire simple, on a implanté des petites électrodes dans le cerveau d’un rat. Chaque fois qu’un faible courant électrique passait dans les fils, l’animal fabriquait de la dopamine. On a ensuite montré au rat qu’il pouvait lui-même produire ce faible courant électrique, et donc envoyer cette décharge de dopamine, en pressant un bouton. Personne n’aurait pu imaginer que les rongeurs allaient appuyer sur cette manette sans jamais s’arrêter, au point de refuser de se nourrir, de se reproduire et de dormir, jusqu’à ce que mort s’ensuive !

— Et on peut transposer cette expérience à l’humain ? questionna Grace, qui redoutait la réponse.

— C’est bien le problème, notre cerveau fonctionne exactement de la même manière : contrairement à la faim, à la soif ou au désir sexuel, notre goût pour la dopamine ne connaît pas de seuil de satiété. On en veut toujours plus. C’est cette vulnérabilité de la psychologie humaine que les fondateurs de ces applications comme Facebook, Instagram et autres exploitent avec une précision scientifique. D’où l’invention du like : on me félicite et paf ! dopamine. Un commentaire sous ma publication : les gens s’intéressent à ce que je poste, hop ! dopamine. Le message d’un inconnu qui veut vous parler en privé : je suis impatient de découvrir cette nouvelle interaction, tac ! dopamine. Les autres utilisateurs me demandent en ami : je deviens donc quelqu’un d’important, encore un shoot de dopamine. Facebook, et ses notifications rouge bonbon, a été conçu pour vous dire : il y a toujours une petite récompense à dénicher quelque part. Et si cette récompense n’arrive pas, alors vous allez ressentir le besoin de publier quelque chose. Non pas pour communiquer vraiment, seulement pour mendier quelques likes ou commentaires afin d’obtenir votre dose de… dopamine.

Grace n’utilisait pas Facebook ni Instagram, ni n’importe quel autre réseau dit social. D’abord, parce qu’elle était inspectrice de police, ensuite, parce qu’elle était bien la dernière personne sur terre à vouloir exposer sa vie privée, et enfin, parce qu’elle avait toujours perçu une forme de vacuité dans ces systèmes. Mais elle ignorait avec quel degré de perversion le réseau avait été conçu. Elle chercha le regard de Naïs, qui avait l’air étrangement absente. Était-elle déjà au courant de cette mécanique d’addiction ? Ces précisions lui étaient-elles inutiles ? À moins qu’elle n’attende que Neil leur explique concrètement comment faire tomber Olympe.

— C’est donc Olympe qui a fourni ces méthodes de conditionnement aux géants des réseaux ? demanda Grace pour encourager le savant dans ce sens.

Neil considéra ses deux interlocutrices d’un air triste.

— Non. Olympe est allé plus loin.

— Comment ça ?

— Eh bien, au bout d’un moment, l’humain se lasse de ce qu’il peut obtenir trop facilement. Une récompense trop prévisible procure moins de dopamine. Alors, le groupe d’ingénieurs d’Olympe dont Anton et moi-même faisions partie a mis au point un autre système. Une astuce si géniale, si perfide qu’elle est aujourd’hui utilisée par tous les réseaux sociaux, mais aussi les créateurs de jeux sur smartphone et tablette.

Le scientifique se leva pour prendre une boîte posée sur l’étagère de sa petite bibliothèque. Il l’ouvrit devant ses deux visiteuses et en sortit un téléphone portable.

— Dans notre centre de recherche de l’ancienne République soviétique de Géorgie, nous avons conduit plusieurs expériences dont je suis loin d’être fier.

Neil alluma son téléphone et lança une vidéo. Sur l’écran apparut l’image d’un laboratoire dans lequel on apercevait en arrière-plan des cages abritant des macaques. Puis la caméra s’orienta vers un spécimen qui fit froncer les sourcils à Grace. Le pauvre animal avait toute une série d’électrodes fixées à même le crâne.

— Ces capteurs enregistrent les messages électriques que le cerveau génère, et nous indiquent donc les zones sollicitées au moment de telle ou telle action. Ce qui nous permet de mesurer en direct la quantité de dopamine produite par le cobaye.

Le singe était assis sur un siège et, devant lui, se trouvait un verre en plastique muni d’une paille. Au-dessus était installé un distributeur de boisson équipé d’un gros bouton rouge.

— Au début de l’expérimentation, nous avons réglé la machine de telle sorte que chaque fois que le singe appuie sur le poussoir, du jus d’ananas, dont il raffole, coule dans le verre, expliqua Neil.

On voyait en effet l’animal l’enfoncer et obtenir sa ration, qu’il buvait avidement. Sur un écran fixé à côté était inscrite la dose de dopamine sécrétée par son cerveau, qui augmentait à chaque gorgée. Après avoir actionné le mécanisme trois fois d’affilée, le singe quitta son siège pour aller faire autre chose. Il y revint une heure plus tard et ainsi de suite.

— Voilà ce qu’il se passe si la dopamine est délivrée chaque fois que l’animal fait le bon geste. Il obtient sa récompense, ensuite il vaque à ses occupations et revient à la machine seulement quand il ressent l’envie d’une nouvelle dose de jus d’ananas. Mais maintenant, regardez comment il réagit si on triche et qu’on ne distribue plus la boisson chaque fois qu’il appuie sur le bouton, mais de façon aléatoire.

Le film le montra alors entrer dans le laboratoire, grimper sur la chaise et appuyer sur le bouton rouge comme il avait l’habitude de le faire. Le jus ne coula pas. L’animal parut surpris et tapa plus fort sur le poussoir. Toujours rien. Il s’acharna comme cela une bonne dizaine de fois et soudain, le précieux liquide se déversa. L’écran affichant le taux de dopamine indiqua un niveau de sécrétion bien supérieur à celui mesuré lorsque le jus était distribué de façon prévisible, à chaque pression. D’ailleurs, le singe s’empressa d’appuyer encore et encore, sans récompense, jusqu’à la trentième tentative, où il put de nouveau remplir son verre, provoquant une explosion du taux de dopamine.

— L’expérience dure plusieurs heures, commenta Neil d’une voix malheureuse. Le taux de dopamine n’est jamais redescendu, et le singe n’a plus quitté son siège, poussant frénétiquement le bouton. On avait rendu ce pauvre animal totalement esclave à l’aide d’une astuce cruelle mais imparable : la récompense aléatoire.

Fascinée, Grace avait pourtant besoin d’éclaircissement.

— Mais les humains comme les animaux sont logiquement plus heureux quand ils savent à l’avance comment ils vont se nourrir ou réaliser telle ou telle action nécessaire à la survie. Comment se fait-il que l’incertitude soit source de plaisir ? Ce devrait être le contraire, non ?

— Ce n’est pas l’incertitude en soi qui génère le plaisir. L’incertitude crée une situation d’attente et d’espoir si intense, que lorsque la récompense tombe enfin, le plaisir est démultiplié. Il suffit alors de bien doser doute et récompense pour rendre les gens accros à un jeu ou une application.