— Naïs… réveille-toi, souffla Grace.
Sa partenaire ne répondit pas, la nuque courbée, les yeux fermés, du sang s’épanchant dangereusement de son bras.
— Bon, écoute-moi bien, Neil, commença Gabriel. Tu es quelqu’un d’intelligent. Ça, au moins, on en est tous sûrs, ricana l’assassin, avant de grimacer quand sa blessure à la jambe le lança. Et tu vois, pour moi, l’intelligence, ce n’est pas savoir calculer mieux que tout le monde ou inventer des trucs incroyables ; non, tu vois, l’intelligence, c’est plus simple que ça, c’est la faculté de s’adapter à des situations.
Grace croisa le regard dévasté de Neil.
— Donc, reprit Gabriel, je vais te décrire la situation et tu vas t’adapter. Avec ton cerveau de génie, tu vas forcément trouver la bonne solution tout de suite. Alors, voilà, Olympe aimerait beaucoup que tu reviennes à la maison et que tu travailles de nouveau gentiment pour nous.
— Jamais, balbutia Neil.
— Ah non ! s’exclama Gabriel, comme un animateur mimerait la déception dans un jeu télé. Ce n’est pas une réponse digne de ton génie ; c’est borné, limité, impulsif, héroïque, même, si tu veux, mais c’est tout sauf de l’intelligence ! Tiens, mets-toi là-bas, contre le mur d’en face.
Le savant ne se laissa pas faire et Gabriel dut lui tordre le bras pour le contraindre à s’installer à quelques mètres de l’endroit qu’il lui avait indiqué. Attentive, Grace remarqua que le scientifique semblait chercher quelque chose dans son dos.
— Bon, si tu veux, fous-toi ici, s’agaça Gabriel. On va procéder autrement. Je vais te montrer ce que tu vas subir si tu refuses de me suivre. J’ai dû faire la même chose avec ton camarade Anton.
Grace comprit aussitôt. La terreur la saisit. Et avant même qu’elle ait pu réagir, l’assassin s’était approché d’elle et l’avait brutalement tirée par les pieds, qu’il attacha à une rambarde en acier de la cabine du navire.
— Voilà, ce sera plus simple.
La tête de Grace était désormais au-dessous de celle du tueur et il sortit de l’une de ses poches une tige télescopique en métal qui se terminait par une lame.
— Tu vois, Neil, je vais pratiquer une excérébration sur cette femme vivante, comme je le ferai avec toi, si tu t’entêtes dans ton choix stupide.
Grace se débattit. Mais avec les mains attachées dans le dos et les jambes bloquées, sa marge de mouvement était trop faible. Gabriel lui saisit la tête d’une poigne de fer.
Elle hurla. Il lui écrasa sa main libre sur la bouche.
— Allez, ne bouge pas, ma petite, tu te souviens de la mâchoire déboîtée d’Anton qui pendait sur le côté, hein ? C’est ce que j’ai dû lui faire pour qu’il se calme. Mais toi, tu ne veux pas ça, tu veux que ça aille vite et qu’on en finisse, non ?
Malgré tous ses efforts, Grace ne réussit pas à lui faire lâcher prise et, sa tête tremblante de rage et d’effroi, elle sentit la pointe glisser sur sa lèvre supérieure et entrer dans sa narine. Le métal lui écorcha la peau, le sang coula jusqu’à la commissure de ses lèvres.
— C’est entré, on va maintenant suivre le canal nasal et percer l’os qui fait la jonction avec le cerveau, et ensuite, on agitera la tige de gauche à droite très vite pour mixer la cervelle… Regarde bien, Neil.
La douleur éclata dans la tête de Grace. La pointe venait d’atteindre la zone étroite au sommet du nez et Gabriel poussait pour briser la résistance du cartilage. Soudain, la tige glissa maladroitement hors de son corps en lui raclant toute la cloison nasale. L’assassin bascula en avant et tomba sur Grace, qui vit Naïs debout juste à côté d’elle. Sa partenaire venait de décocher un coup de pied dans la nuque de son agresseur. Mais elle était si faible qu’elle s’écroula par terre, livide.
Déjà Gabriel se redressait. Il balaya l’air de son arme acérée en lâchant un cri haineux. Au même moment, Neil le percuta dans le dos et le tueur alla se cogner la tête contre l’une des parois, provisoirement sonné.
— Tournez-vous ! lança Neil, qui venait d’accourir auprès de Grace.
Elle donna une impulsion pour se mettre sur le ventre et elle sentit une lame couper ses liens. Elle avait vu juste, tout à l’heure. Neil avait refusé de s’asseoir là où Gabriel lui avait ordonné, parce qu’à quelques centimètres près, il pourrait récupérer un couteau qu’il savait être là.
Grace se retourna juste à temps pour voir Gabriel reprendre ses esprits. Elle saisit aussitôt le couteau que Neil tenait entre ses mains, et se jeta sur l’assassin pour le poignarder au flanc. Le tueur plaqua ses bras autour de sa poitrine et s’écroula au sol, inconscient.
Essoufflée, Grace se précipita auprès de sa coéquipière, qui avait les yeux fermés et ne bougeait plus. Grace colla son oreille contre sa bouche. Naïs vivait encore. Elle retira sa polaire, la plia en trois et la pressa sur sa blessure au bras.
— Naïs ! cria-t-elle en la secouant. Je t’en prie ! Naïs ! Neil, aidez-moi. Il faut arrêter l’hémorragie.
Le savant avait l’air paralysé, scrutant quelque chose qui se trouvait sous Grace. Elle baissa le regard et constata qu’elle pataugeait dans une flaque de sang.
— Non ! Naïs.
Et alors qu’elle n’y croyait plus, Grace vit sa partenaire soulever lentement ses paupières.
— Grace… Tu dois conduire… Neil à la base aérienne de Thulé…
— Tu l’emmènes avec moi, Naïs. Je ne sais pas pourquoi on y va, mais on y va ensemble.
— Ils sauront quoi faire sur place… Donne-leur le numéro 250687. Je t’en supplie, fais-le. Ce que Neil peut accomplir là-bas nous dépasse tous… Anton était sur le point de trouver… L’humanité doit savoir…
Naïs ferma les yeux et les rouvrit. La belle Écossaise se mordit les lèvres de peine.
— Grace, ne m’en veux pas… Au départ, je t’ai caché une partie de la vérité parce que je ne… savais pas si je pouvais avoir confiance en toi… et ensuite, je t’ai menti… parce que j’ai eu peur de te perdre en te l’avouant… Pardonne-moi.
— Naïs, s’il te plaît, tu es forte, tu en as vu d’autres. Tu vas tenir.
— J’aurais aimé vivre à tes côtés tellement plus longtemps, Grace… Tu es l’être que j’attendais depuis toutes ces années… Celle avec qui tout aurait été possible…
Le regard de Grace se voila.
— Quand tu auras terminé tout ça… pourras-tu aller voir ma fille ?
Grace caressait les cheveux de son amie, et elle hocha la tête alors que des larmes roulaient sur ses joues.
— Tu lui diras que sa maman l’a toujours aimée… et de là où elle sera, elle veillera pour toujours sur elle, comme elle aurait dû le faire en ce monde. Je ne l’aurais demandé à personne d’autre que toi, Grace. Mais vous êtes les deux… seuls êtres que j’aurai aimés…
Dans ses derniers mots, le souffle de Naïs ne fut plus qu’une onde éthérée et, ses doigts enroulés autour de ceux de Grace, elle s’éteignit.
– 51 –
Grace posa son front sur celui de son amie en pleurant. Puis, les yeux embués, y voyant à peine, elle fouilla dans les poches de Naïs pour être en mesure de rapporter quelque chose à sa fille. Elle trouva son badge d’identification, et en cherchant mieux, ses mains décelèrent ce qui pouvait être un morceau de carton. Il s’agissait en réalité d’un cliché d’une jeune fille qui avait les mêmes yeux que Naïs. La photo était froissée, élimée, prouvant que sa mère l’avait emportée partout, la gardant à tout moment avec elle. Grace la glissa dans sa poche. Tandis qu’elle fermait les paupières de Naïs, un craquement sonore, suivi d’une secousse, fit trembler le navire.
— L’impact de l’explosion a dû fendre la banquise autour du bateau, lança Neil, qui gardait toujours un œil sur l’assassin inconscient. C’est elle qui le maintenait à flot. Sans support et avec le poids de la glace sur la coque, on va couler !